De Washington à Lisbonne : l’« OTAN 3.0 »
Article rédigé pour la revue étudiante de l’IEP de Strasbourg Forum à l’automne 2010.
Un article au sujet de l’OTAN dans un dossier consacré à l’Europe de la défense fera sans doute bondir plus d’un lecteur français. Pourtant, dans le reste de l’Union, il n’est généralement pas contesté qu’une part importante, pour ne pas dire prépondérante, de la sécurité européenne se joue dans le cadre de l’Alliance atlantique. Comment dans ces conditions ignorer le sommet de Lisbonne des 19 et 20 novembre derniers, qualifié d’historique par de nombreux observateurs ?
Le concept stratégique de Washington aura vécu onze ans. Entre son adoption en 1999 et les conclusions du sommet de Lisbonne, de nombreux événements sont venus bouleverser à des degrés divers l’échiquier géopolitique mondial : attentats du 11 septembre et invasion de l’Afghanistan, redressement de la Russie sous la férule de Vladimir Poutine puis de son successeur Dmitri Medvedev, guerre d’Irak, cyber-attaque contre l’Estonie, conflit russo-géorgien, développement du programme nucléaire iranien ou encore retour de la France dans les structures militaires intégrées de l’Alliance pour ne citer que ceux-là. Néanmoins, s’ils ont bel et bien été pris en compte dans la récente réflexion stratégique de l’OTAN, les orientations énoncées ne diffèrent en réalité que peu de celles déjà amorcées à la toute fin du XXe siècle.
Tout d’abord, la globalisation de l’Alliance n’a pas véritablement eu lieu, malgré la volonté de certains républicains américains de la transformer en « Ligue des démocraties » et d’y inclure les actuels « pays de contact » que sont l’Australie, la Corée du Sud, le Japon et la Nouvelle-Zélande. La défense collective reste, au moins dans le discours, la principale tâche de l’OTAN et l’on peut d’ici entendre le soupir de soulagement de nombreux gouvernements européens qui redoutaient que la surextension de l’Alliance ne se fasse au détriment de la sécurité de leur propre pays. Le reste du monde saluera probablement aussi ce geste de modération, en particulier la Russie qui, dans sa récente doctrine militaire de février 2010, considérait l’élargissement de l’OTAN comme la principale menace extérieure pour sa sécurité.
Moscou a d’autant plus de raisons de se réjouir que l’intégration de la Géorgie et de l’Ukraine a été renvoyée aux calendes grecques. Bien que les membres de l’Alliance continuent à se déclarer attachés à la politique de la « porte ouverte » envers les « démocraties européennes », ceci ne devrait concerner dans un avenir proche que la Bosnie-Herzégovine, le Monténégro et l’ancienne République yougoslave de Macédoine ‒ à la condition que soit trouvé un modus vivendi avec la Grèce ‒. Les plans d’action pour l’adhésion de la Géorgie et de l’Ukraine, pourtant mentionnés dans les conclusions du sommet de Bucarest d’avril 2008, ne sont visiblement plus à l’ordre du jour. Il faut dire qu’entretemps, la Géorgie a subi une débâcle militaire qui l’a privée d’un cinquième de son territoire tandis que les élections de cet hiver ont porté à la tête du pouvoir ukrainien un exécutif beaucoup plus réaliste que les tenants de la Révolution orange.
Cependant, si la question de l’élargissement est pour le moment mise sous le boisseau, le quasi-statu quo territorial ne signifie pas que l’Alliance renonce à toute ambition mondiale. Rejoignant en cela le constat effectué une décennie plus tôt, le concept stratégique de Lisbonne reconnaît que l’OTAN a peu de chances de s’engager dans un conflit conventionnel et que les principales menaces qui pèsent sur ses membres sont diffuses : terrorisme, criminalité organisée, prolifération d’armes nucléaires, nouvelles technologies qui peuvent dans certaines hypothèses remettre en cause la capacité d’un État à se défendre, cyber-attaques et insécurité des voies d’approvisionnement énergétique. La seule vraie nouveauté de cette liste concerne les cyber-attaques qui, en effet, se sont multipliées ces dernières années pour toucher non seulement l’Estonie mais aussi les États-Unis, victimes selon les rumeurs de pirates chinois. En revanche, l’ajout des menaces environnementales a sans doute une valeur assez rhétorique étant donné qu’aucune mesure au niveau de l’OTAN n’a été prise à ce sujet malgré l’importance qu’y attachait l’ancien secrétaire général Jaap de Hoop Scheffer.
Il résulte du caractère déterritorialisé de ces menaces et du refus de globaliser l’Alliance que le maintien de la sécurité doit passer par d’autres instruments que la défense statique. Le premier est la gestion de crises, leitmotiv de l’OTAN depuis la fin de la guerre froide mais qui a pris des proportions beaucoup plus importantes au cours des dix dernières années. Jusqu’en 2001 en effet, les forces de l’OTAN ne s’étaient jamais déployées en dehors de la zone couverte par le traité de Washington, c’est-à-dire l’Amérique du Nord et l’Europe. Or, un coup d’œil sur la carte des opérations dans lesquelles l’Alliance est actuellement engagée fait apparaître plus de théâtres « hors zone » que dans la zone : l’Afghanistan bien sûr, mais aussi l’Irak (pour une mission de formation), le large de la corne de l’Afrique ou encore la Somalie. Comme les gouvernements européens et leurs opinions publiques sont tout de même généralement réticents à l’idée de faire s’aventurer des soldats loin de chez eux, l’OTAN doit faire appel à d’autres troupes pour compléter ses effectifs et les puise de plus en plus parmi les armées des États « partenaires ».
Ces partenariats ne sont en soi pas plus nouveaux que le concept de gestion de crises. Apparus dans le sillage de l’effondrement du bloc communiste, ils avaient à l’origine pour rôle d’institutionnaliser les rapports avec des États devenus ou redevenus pleinement souverains et qui n’avaient plus de raison particulière d’être hostile à l’Alliance. Très vite cependant, leurs objectifs ont dépassé la simple pacification de l’espace entre Vancouver et Vladivostok pour, d’une part, s’étendre géographiquement à de nouvelles régions du monde (sud de la Méditerranée, golfe arabo-persique) et, d’autre part, approfondir la coopération dans le domaine militaire pour faciliter l’intégration de forces partenaires dans des missions dirigées par l’OTAN. De ce point de vue, le document de Lisbonne ne fait que reprendre le même refrain avec un accent plus fort mis sur l’Initiative de coopération d’Istanbul qui couvre Bahreïn, les Émirats arabes unis, le Koweït et le Qatar. Le déplacement de focale hors d’Europe et le renforcement des partenariats laisse une victime sur le carreau, l’Organisation pour la coopération et la sécurité en Europe (OSCE), qui n’est même plus mentionnée une seule fois dans le texte.
L’OSCE évincée : retour de la discussion entre blocs ?
Longtemps canal privilégié de dialogue en matière de sécurité entre l’Est et l’Ouest puis entre l’Amérique du nord, l’ensemble du continent européen et les nouvelles républiques d’Asie centrale, l’héritière de la conférence d’Helsinki fait à l’évidence les frais du rapprochement OTAN-Russie, matérialisé par la convocation en parallèle du sommet de Lisbonne du troisième Conseil OTAN-Russie. Cet organe créé en 2002 avait été provisoirement mis en sommeil après l’invasion de la Géorgie mais alors que la situation dans le Caucase n’a pas évolué d’un pouce, les tenants de la realpolitik que sont Barack Obama, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy ont probablement estimé plus prioritaires le rétablissement complet de bonnes relations avec Moscou et son assistance en vue d’un désengagement le plus rapide possible d’Afghanistan.
Même l’épineux dossier du bouclier antimissile pourrait trouver un dénouement acceptable pour les deux parties, un peu plus d’un an après l’annonce par Joe Biden de l’annulation du déploiement d’éléments du dispositif en République tchèque et en Pologne. La solution retenue consisterait tout simplement à faire participer la Russie, bien que les conditions de cette coopération restent encore à définir. Les « craintes » russes deviendraient alors sans objet tandis que le bouclier viserait clairement d’éventuels missiles ballistiques en provenance d’Iran. Cette menace nouvelle est d’ailleurs citée dans le concept stratégique mais sans expliciter l’origine, sans aucun doute en raison de la volonté de la Turquie de ne pas pointer du doigt un voisin avec lequel elle entretient d’assez bonnes relations.
Les Français, quant à eux, ont lâché du lest sur le bouclier alors qu’ils s’y sont longtemps opposés, de peur de voir s’affaiblir le pouvoir dissuasif de la force de frappe. En contrepartie, ils ont obtenu avec l’appui britannique que soit répété le caractère nucléaire de l’Alliance, au moins « tant qu’il y aura des armes nucléaires dans le monde ». On savait le président de la République frileux à l’égard de l’initiative faussement angélique de Barack Obama en faveur du désarmement nucléaire (qui aurait surtout affecté les puissances nucléaires autres que les États-Unis et la Russie) mais il semble avoir réussi à convaincre suffisamment d’alliés, y compris l’Allemagne pourtant favorable au désarmement, pour que la proposition ne soit pas reprise au niveau de l’OTAN.
Sur le plan conventionnel, les leçons des Balkans et d’Afghanistan ont été retenues et il sera désormais fait une plus grande place aux solutions politiques et civiles des crises tant aux étapes de la prévention, de la gestion que de la stabilisation post-conflit. Bien que le volet civil devrait rester « modeste », on est en droit de se demander s’il ne va pas empiéter sur un domaine d’activité qui jusqu’ici relevait surtout de l’Union européenne. Néanmoins, la question n’a semble-t-il pas beaucoup frappé les rédacteurs du nouveau concept stratégique puisque les pistes de réflexion sont réduites à quatre : renforcement du partenariat stratégique entre l’OTAN et l’UE, amélioration de la coopération opérationnelle, élargissement du champ des consultations politiques et coopération accrue en matière de développement des capacités « pour minimiser la duplication et maximiser le rapport coût-efficacité ». En tout et pour tout, ceci occupe un point… sur trente-huit. Où est passé le pilier européen de l’Alliance ? Quelle sera la division du travail avec l’Union européenne, sachant que le traité de Lisbonne comporte également une clause de défense mutuelle ? Qu’est devenue la « responsabilité » des alliés européens dans la sécurité de l’ensemble de l’espace euro-atlantique ? Pour une organisation que l’on pensait condamnée il y a une vingtaine d’années, l’OTAN se révèle encore étonnamment résiliente, voire vivace. On aimerait pouvoir en dire autant de la défense européenne.