Abandon du projet de bouclier antimissile : les raisons de s’en réjouir

Article publié dans la revue étudiante de l’IEP de Strasbourg Forum à l’automne 2009.

Le 17 septembre dernier, soixante-dix ans jour pour jour après le début de l’invasion de la Pologne par son voisin soviétique, Barack Obama annonçait sa décision de revenir sur les engagements de son prédécesseur et de reconsidérer la manière dont les États-Unis devaient se défendre contre les risques d’attaques en provenance d’Iran. Alors qu’initialement, un bouclier antimissile aurait dû se matérialiser en Europe sous la forme d’un radar en République tchèque et de dix intercepteurs sur le territoire polonais, les recommandations du Secrétaire à la Défense Robert Gates, déjà en poste sous l’administration George W. Bush, font maintenant état d’une approche « par étapes » et « évolutive » en fonction des développements du programme d’armement que poursuit Téhéran.

Ce revirement s’explique par une réévaluation de la menace iranienne des services de renseignements américains, désormais davantage préoccupés par les missiles à courte et moyenne portée ― comme les Shahab-3 et Sejil-2 tirés il y a quelques jours ― que par des armes intercontinentales capables de traverser l’Atlantique. Le nouveau système antimissile est par conséquent basé sur des missiles SM-3 moins coûteux, déjà éprouvés, et a officiellement pour objectif de mieux défendre les alliés des États-Unis en Europe, au Proche-Orient ainsi que les troupes américaines stationnées sur place.

Est-ce pour cette raison qu’il faut se réjouir du changement de cap de la Maison Blanche ? Certes non, car les États européens ne se sentent pas véritablement menacés par l’Iran : s’ils s’opposent au programme nucléaire militaire de Téhéran, c’est avant tout par peur de la prolifération et du risque important de déstabilisation de la région, que ce soit vis-à-vis d’Israël ou des pays arabes. Pour tenter de saisir les enjeux de la décision de Barack Obama, sortons de la discussion purement stratégique et penchons-nous plutôt du côté du politique, d’abord sous l’angle des relations Washington-Moscou, puis dans un second temps du point de vue de l’Union européenne.

Pas de marchandage, dixit Washington

Bien que l’administration américaine ait dénié tout marchandage avec le Kremlin au sujet du bouclier antimissile, il semble peu plausible que la perspective d’un réchauffement des relations avec la Russie n’ait pas joué dans la réflexion du président des États-Unis. Dès son investiture, il avait fait savoir que la paix au Moyen-Orient serait sa plus haute priorité. Or, pour y parvenir, il ne peut pas faire l’économie d’un soutien de Dmitri Medvedev ou, à tout le moins, de sa bienveillante neutralité. Le dossier iranien représente sans aucun doute l’exemple le plus frappant à l’heure actuelle, mais l’Afghanistan constitue de même un terrain où la coopération OTAN-Russie pourrait s’avérer extrêmement fertile, d’autant que l’ISAF s’enfonce de plus en plus dans l’impasse. Même si les officiers russes ont d’ores et déjà affirmé qu’ils n’avaient aucune envie de retourner en Afghanistan, le récent accord qui ouvre l’espace aérien du pays aux convois de ravitaillement américains peut être interprété dans ce contexte comme un geste de bonne volonté de la part de Moscou.

On aurait toutefois tort de croire que le projet de bouclier antimissile recelait aux yeux des responsables russes une menace suffisamment sérieuse pour remettre en cause la parité stratégique avec les États-Unis. En effet, que valent dix intercepteurs face aux milliers de têtes nucléaires dont dispose la Russie ? Les violentes réactions qui ont suivi ― suspension de l’application du traité sur les forces conventionnelles en Europe, intention de déployer des missiles Iskander dans l’enclave de Kaliningrad ― ressemblent plus à des coups de bluff en vue d’obtenir des concessions du « bloc occidental » qu’à des réponses appropriées au point de vue militaire. Ces concessions pourraient notamment porter sur une adhésion prochaine à l’OMC ou bien des garanties sur les frontières de l’OTAN, c’est-à-dire autant de questions qui concernent au premier plan l’Union européenne mais qui se négocient une fois encore dans son dos.

Soulagement des Grands d’Europe

L’impuissance européenne, en effet, perdure : le projet de bouclier antimissile était de caractère bilatéral, hors du cadre de l’Alliance atlantique, et ni ses membres, ni ceux de l’Union européenne n’avaient été consultés (à l’exception bien entendu des pays concernés, la Pologne et la République tchèque) ; la décision de Barack Obama ne semble pas avoir fait l’objet de davantage de concertations, autrement on peut supposer qu’il aurait fait preuve de plus de tact dans le choix de son calendrier. On notera néanmoins un petit progrès puisque le nouveau système antimissile devrait être intégré au commandement de l’OTAN ― la moindre des choses pour un dispositif censé protéger l’Europe, diront les mauvaises langues.

Alors, pourquoi ce satisfecit d’Angela Merkel, de Gordon Brown et de Nicolas Sarkozy ? Tout d’abord, l’abandon du projet met fin à une importante source de divisions au sein de l’Union, qui n’en demande pas tant. Par ailleurs, les Européens ont plus à gagner qu’à perdre si le « redémarrage » des relations russo-américaines débouche sur des avancées, même modestes, dans les dossiers iranien et afghan ainsi que dans les négociations sur le désarmement : l’idée de voir s’empiler dans la région la plus militarisée du continent européen de nouveaux missiles n’était pas des plus confortables… Enfin, la crise de confiance qui traverse l’Europe centrale et orientale permettra peut-être de renforcer la Politique européenne de sécurité et de défense, particulièrement chère aux Français, aux Britanniques et dans une moindre mesure aux Allemands.

L’Europe centrale sacrifiée ?

Si l’on pose son regard sur les gros titres de la presse polonaise ou tchèque, le sentiment de déception, pour ne pas dire de trahison, est très majoritaire. Faut-il le répéter, l’essentiel n’était pas tant la valeur militaire du bouclier ― au demeurant très relative puisque sa fiabilité avait souvent été mise en doute ― que sa dimension politique. Étant donné qu’il devait protéger les États-Unis, on s’attendait à ce que l’armée américaine soit là pour le défendre, autrement dit la présence du bouclier aurait été une garantie du maintien de la présence militaire américaine en Europe, y compris dans cette partie du continent qui vit toujours dans la crainte de l’envahissant « voisin » russe. Or, le désengagement progressif des troupes américaines d’Europe entamé dans les années 1990 et la guerre russo-géorgienne d’août 2008 n’ont fait que renforcer cette angoisse, sans que l’Union européenne ne soit encore prête à proposer une solution de substitution. Pour le dire de manière plus directe, le seul garant de la sécurité européenne, aujourd’hui, c’est l’OTAN, donc en dernier ressort les États-Unis. Cette perception ne se limite d’ailleurs pas aux pays de l’Europe centrale et orientale car rares sont les membres de l’Union capables de mener de façon autonome des opérations de combat de haute intensité.

Le désenchantement de l’opinion, alors même que le nouveau projet est plus utile pour l’Europe d’un point de vue strictement militaire, prouve que ce n’était pas là le cœur de l’affaire. Ainsi, malgré les compensations promises par Washington comprenant notamment l’installation de missiles Patriot sur le territoire polonais, de nombreux Européens se sentent sacrifiés sur l’autel du « redémarrage » dans les relations États-Unis/Russie. « Je pense qu’aujourd’hui, nous savons tous que si nous devons compter sur quelqu’un, ce ne peut être que sur nous-mêmes »[1], a récemment déclaré à ce sujet le ministre des Affaires étrangères polonais Radosław Sikorski. Espérons qu’il soit entendu par ses homologues européens et que ce nous-mêmes puisse désigner l’Union tout entière.

[1] « Myślę, że dziś już wszyscy wiemy, iż jeśli mamy na kogoś liczyć, to musimy liczyć na samych siebie. », Rzeczpospolita, 22 septembre 2009.