Politique étrangère bien ordonnée commence chez soi. Plaidoyer pour une restauration de la maison Amérique
La parution d’un ouvrage de Richard Haass mérite toujours que l’on y prête attention pour au moins deux raisons. La première est que cet ancien diplomate, à la tête du Conseil sur les relations internationales (Council on Foreign Relations ou CFR) depuis dix ans, se distingue par la qualité de ses analyses et l’originalité et la pertinence de concepts dont il est l’auteur comme ceux de « shérif réticent » ou d’« apolarité ». Il fournit ainsi une utile grille de lecture du système international contemporain et de la politique étrangère des États-Unis.
La deuxième raison est que le CFR, éditeur de la prestigieuse revue Foreign Affairs, est l’un des laboratoires d’idées les plus influents outre-Atlantique en matière de relations internationales et que son travail analytique se double d’un volet prescriptif. Bien que dans son livre Foreign Policy Begins at Home: The Case for Putting America’s House in Order (New York, Basic Books, 2013, non traduit en français), Richard Haass s’exprime à titre strictement personnel, il est difficile d’imaginer qu’il ne bénéficie pas, même involontairement, des réseaux d’influence du Conseil. Or, ce réseau est d’autant plus puissant que le CFR a la réputation d’être bipartisan. Les propositions de Richard Haass ont donc de grandes chances de trouver un certain écho auprès des décideurs politiques, qu’il s’agisse de l’actuelle équipe présidentielle ou de la prochaine – démocrate ou républicaine.
Quelle est la feuille de route que dessine Richard Haass pour restaurer la maison Amérique ? de façon peut-être surprenante pour un spécialiste de politique étrangère – l’auteur le reconnaît lui-même dans l’introduction –, la partie prescriptive concerne pour une large part les affaires intérieures. De la réduction des déficits publics à la revalorisation du métier d’enseignant en passant par la rénovation des infrastructures et l’instauration de primaires ouvertes, Richard Haass étale une liste de recommandations certes pertinentes dans l’ensemble mais trop peu détaillées pour convaincre. Cette dernière partie du livre, sans être dénuée d’intérêt, n’est donc pas la plus réussie.
Un monde apolaire…
En revanche, les deux premiers chapitres valent à eux seuls la lecture de l’ouvrage, tant pour l’analyse faite par l’auteur de l’ordre international actuel que pour la direction qu’il souhaite impulser à la diplomatie américaine. Le point de départ de la démonstration de Richard Haass est le concept d’apolarité, déjà exposé dans un article de Foreign Affairs de 2008 [1]. Dans ce paradigme, les États-Unis restent – et demeureront dans un « avenir prévisible » – la puissance dominante du globe mais plus au point de pouvoir imposer leur volonté aussi facilement que par le passé. La passivité devant la guerre civile syrienne est sans doute devenue l’exemple le plus frappant de cette impuissance relative.
Trois facteurs essentiels ont contribué à affaiblir comparativement la supériorité américaine. Tout d’abord, l’émergence ou la réémergence de géants comme la Chine ou de puissances moyennes comme la Corée du sud, le Nigéria ou la Turquie redistribue les cartes de la puissance entre un plus grand nombre de mains et compliquerait de fait la recherche du consensus et le maintien de l’ordre international. Richard Haass note entre parenthèses que ce phénomène a été encouragé par les États-Unis eux-mêmes.
Il ajoute par ailleurs que la mondialisation et les nouvelles technologies ont eu pour effet d’affaiblir le contrôle des États sur leurs frontières, brèche dans laquelle se sont engouffrés des acteurs non étatiques comme les entreprises multinationales, certaines fondations, des media mais aussi des organisations criminelles voire terroristes. Cette fragmentation de la puissance fragiliserait les États-nations de l’extérieur mais aussi de l’intérieur car la décentralisation des moyens d’information et de communication rendrait aussi plus difficile la fabrique du consensus au sein des populations.
… mais sans rival sérieux pour les États-Unis
Pour autant, Richard Haass ne voit aucun rival sérieux pour les États-Unis dans les décennies à venir. Si la Chine se développe rapidement et pourrait bientôt dépasser Washington en termes de richesses produites, il lui faudra encore de nombreuses années avant d’être en capacité d’assurer au gros de sa population un niveau de bien-être équivalent. L’Union européenne est balayée d’un revers de main – cinq pages lui sont consacrées – : pacifiée à l’intérieur mais divisée sur la conduite à tenir sur la scène internationale, elle est aussi empêtrée dans une crise économique et démographique. En bref, elle est sortie de l’Histoire et cessera d’être au XXIe siècle une puissance significative. Quant aux autres concurrents potentiels que Richard Haass appelle avec sarcasme les « wannabe » (Inde, Japon, Russie), ce sont des puissances incomplètes qui ne seront pas en mesure de faire de l’ombre aux États-Unis avant très longtemps.
Combinée à la fragmentation de la puissance, l’absence d’interlocuteur de poids comparable aux États-Unis et désireux d’assumer les mêmes responsabilités provoque un effet paralysant sur la gouvernance internationale alors que les défis globaux ne manquent pas – réchauffement climatique, prolifération nucléaire, insécurité énergétique … De plus, si beaucoup s’accordent à dire que le paysage institutionnel constitué après la Deuxième Guerre mondiale avec à son sommet l’Organisation des Nations Unies (ONU) n’est pas adapté aux réalités d’aujourd’hui, il n’existe pas de plan alternatif susceptible d’emporter une adhésion suffisante. Une fois encore, Richard Haass ne croit pas que dans un avenir proche, ce « fossé global » puisse être comblé car pour les acteurs qui comptent, l’incertitude liée au changement serait plus à craindre que les imperfections du statu quo.
Dans cette configuration en forme d’impasse, le diplomate voit pour son pays l’opportunité de s’offrir un « répit stratégique » afin de reconstituer les ressources nécessaires au maintien de son rang – économiques mais aussi sociales et intellectuelles dans la mesure où la puissance des États-Unis tient notamment à l’attractivité de son modèle et son soft power. Cette doctrine de la « restauration » ne doit pas être confondue avec un repli sur soi de nature isolationniste, politique suicidaire dans un monde très interdépendant, mais implique une redéfinition des priorités de la politique étrangère américaine.
Pour une doctrine de la « restauration »
Sur le plan géographique, Richard Haass plaide pour un « rééquilibrage » – terme qu’il préfère à celui de « pivot » jugé trop radical – en faveur de la zone Asie-Pacifique, bassin probablement amené à être au centre du monde du XXIe siècle. Il souhaite aussi renforcer la coopération sur le continent américain, en particulier avec le Canada et le Mexique qui sont déjà pour les États-Unis de grands pourvoyeurs de matières premières. Au Moyen-Orient, région que l’auteur connaît bien, Washington aurait surinvesti alors que les perspectives de paix étaient et restent toujours lointaines. De ce constat pessimiste, l’ancien diplomate tire la conclusion que le jeu n’en vaut pas la chandelle et que les États-Unis devraient progressivement se désengager. L’Europe et l’Afrique ne sont pour leur part même pas mentionnées.
Sous l’angle des pratiques, Richard Haass est très marqué par les échecs des interventions en Afghanistan puis en Irak, extrêmement longues et coûteuses avec des résultats plus que mitigés. Il défend donc un durcissement des conditions à remplir avant d’entamer des opérations militaires et une reformulation de la « responsabilité de protéger » (R2P) qui devrait selon lui laisser la place à une « responsabilité de réagir » (R2R). Ce concept offrirait à la communauté internationale une plus grande latitude sur la réponse à apporter en cas de violation de grande ampleur des droits de l’Homme à l’intérieur des frontières d’un État.
Combien de temps durerait un tel répit stratégique ? l’auteur voit trois bornes qui justifieraient l’abandon par Washington de la doctrine de la restauration : la reconstitution des ressources à un niveau jugé suffisant – c’est-à-dire virtuellement jamais –, la réapparition d’une menace majeure pour la sécurité internationale ou bien l’ouverture d’une nouvelle fenêtre d’opportunité pour redessiner l’ordre mondial dans le sens d’une intégration accrue.
Il est intéressant de noter que malgré l’inébranlable foi de Richard Haass dans l’exceptionnalisme du leadership américain, son essai est teinté d’un certain pessimisme : échec à résoudre le conflit israélo-palestinien et à démocratiser le Moyen-Orient, incapacité à refonder un système de gouvernance internationale à la mesure des enjeux globaux et à l’intérieur enfin, incertitude sur l’aptitude du personnel politique à faire preuve d’esprit de compromis sans quoi le système institutionnel américain est voué à la paralysie. Les États-Unis se sentent désespérement seuls, et cela n’est bon ni pour eux-mêmes, ni pour le reste du monde.
Quelles leçons pour l’Europe ?
Du point de vue européen, y a-t-il des leçons à tirer de ces propos ? Une première observation serait que le le désengagement américain du Vieux Continent – du moins en termes militaires – est acté et qu’il est très probablement irréversible. Les tentatives de certains États pour contrecarrer cette tendance ne peuvent qu’être vaines car on ne voit pas en effet quels intérêts vitaux pourraient retenir l’armée américaine en Europe. En a-t-elle d’ailleurs besoin ?
Les éruptions périodiques du volcan russe, menace la plus sensible pour le flanc oriental de l’Union européenne, dissimulent mal la faiblesse interne du pays. Elle en est réduite à tenir sur la scène internationale le rôle de la poupée qui fait non, pouvoir de nuisance plus que force de proposition, même vis-à-vis de son « étranger proche » dont la pièce maîtresse, l’Ukraine, se rapproche inexonérablement de l’orbite européenne.
Pour continuer à exister comme un partenaire aux yeux des États-Unis, les Européens doivent cesser de se comporter en demandeurs de garanties de sécurité et se demander en quoi ils peuvent se rendre utiles. Sur la base du livre de Richard Haass, dont certaines orientations seront sans aucun doute reprises au niveau politique, on peut identifier deux régions où la moindre attention américaine est susceptible de créer un appel d’air pour l’Union européenne.
On le voit d’abord au Moyen-Orient, où les États-Unis cherchent à sortir au plus vite des conflits dont ils sont, à des degrés divers, partie prenante – Israël/Palestine, Iran, Irak – et à ne pas s’embourber sur de nouveaux théâtres d’opération – Syrie –. En Afrique, malgré des velléités de « retour » au début des années 2000 qui se sont notamment manifestées par un renforcement de la présence militaire, l’intérêt et l’implication de l’administration Obama en faveur de ce continent sont dans les faits limités.
Sans négliger leurs relations avec les autres parties du monde – Amérique latine, Asie –, notamment sous l’angle commercial, les États européens seraient bien inspirés de ne plus voir dans les efforts de développement d’une politique africaine et moyen-orientale la projection au niveau de l’UE de pratiques néocoloniales mais le moyen d’établir avec Washington un nouveau partage des tâches profitable non seulement aux deux rives de l’Atlantique, mais aussi à l’ordre international dans son l’ensemble. Ce serait là une chance pour l’Union européenne de contredire la sombre prédiction de Richard Haass et de prouver que non, elle n’est pas sortie de l’Histoire.
Notes :
[1] Haass, R. N. (2008). The age of nonpolarity: what will follow U.S. dominance. Foreign Affairs, 87(3).