Les minorités polonaises des « Confins » (Ukraine, Lituanie, Biélorussie)

Article publié sur P@ges Europe le 11 mars 2015.

Avec une diaspora estimée à près de 20 millions de personnes, contre 36 millions d’habitants à l’intérieur de ses frontières, la Pologne constitue l’une des nations européennes les plus dispersées. Si l’immense majorité des émigrés polonais ont choisi l’Amérique du Nord ou l’Europe occidentale (Allemagne, France et Royaume-Uni en particulier) pour trouver un asile politique ou de meilleures opportunités économiques, les populations d’origine polonaise en Ukraine, en Lituanie et en Biélorussie, elles, ont souvent dû changer de nationalité contre leur gré en raison de l’histoire mouvementée des frontières de la région. Numériquement faibles, ces groupes y jouent néanmoins un rôle politique important.

Tous les Polonais connaissent le vers « Lituanie, ô ma Patrie » qui ouvre l’épopée de Messire Thadée écrite par le grand poète romantique Adam Mickiewicz. Écrivain de langue polonaise, il a vu le jour en 1798 à Nowogródek (aujourd’hui en Biélorussie), a étudié à l’université de Vilna (Vilnius) – à l’époque la plus importante université de l’Empire russe – et son séjour en Crimée lui a inspiré de fameux sonnets que le président ukrainien Petro Porochenko n’a pas manqué de mentionner lors de sa visite en Pologne fin 2014. Si les capitales historiques polonaises Varsovie et Cracovie ont chacune dédié au poète une statue en bonne place, le fait est qu’il n’y a jamais mis les pieds de son vivant.

La trajectoire d’A. Mickiewicz, loin d’être un cas isolé parmi les héros du panthéon national, montre qu’au cours d’une existence millénaire et parfois interrompue (entre 1795 et 1918), l’emprise géographique de l’État polonais n’a pas cessé de se modifier au gré des conquêtes, des alliances, des défaites mais aussi des tractations entre grandes puissances. La présence humaine en revanche, malgré des politiques d’acculturation forcée et des épisodes de déplacements massifs de population, voire de massacres, n’a pas suivi à la même vitesse le mouvement des frontières, si bien qu’une carte actuelle des minorités d’origine polonaise aux « Confins » de la Pologne (« Kresy » en polonais, c’est-à-dire en Ukraine, en Lituanie et en Biélorussie) permet de retracer les limites de l’expansion territoriale de la République polono-lituanienne (1569-1795). Au faîte de sa puissance, au XVIIe siècle, elle constituait l’État le plus vaste d’Europe et recouvrait l’essentiel de la Pologne contemporaine, des États baltes, de la Biélorussie et de la moitié ouest de l’Ukraine.

Ces territoires ont ensuite eu pour point commun d’être dominés tour à tour par l’Empire russe et l’Union soviétique – avec une parenthèse de vingt ans d’indépendance pour les États baltes et, dans le cas de l’ouest de l’Ukraine, de rattachement à la Pologne – avant de devenir des États souverains au début des années 1990. La fin de la tutelle soviétique s’est accompagnée d’un réveil des identités nationales dans la région, non seulement celles des groupes dominants mais aussi des minorités, diasporas polonaises incluses. Or, les aspirations de ces dernières trouvent peu d’écho auprès des populations majoritaires qui craignent de voir leur État fragilisé par des tendances séparatistes. Certains précédents inquiètent, comme le plan élaboré par une fraction de la minorité polonaise de Lituanie au tournant des années 1980–1990 et visant à créer au beau milieu de la Lituanie indépendante une République soviétique de Pologne orientale englobant Vilnius. Ce projet aurait alors reçu le soutien du général Jaruzelski alors au pouvoir en Pologne(1).

La politique orientale de Varsovie est constante depuis 1989 et peut se résumer à la « doctrine ULB » (Ukraine-Lituanie-Biélorussie) développée à partir des années 1970 dans les colonnes de la revue parisienne Kultura sous la plume d’intellectuels comme Jerzy Giedroyc et Juliusz Mieroszewski : partant du constat que l’espace ULB constitue depuis des siècles l’enjeu d’ambitions impériales entre la Pologne et la Russie, les deux auteurs, avant tout soucieux de maintenir l’indépendance de l’État polonais, formulaient deux impératifs. Le premier est que la Pologne doit renoncer à toute prétention territoriale sur ses voisins orientaux, quand bien même certaines régions seraient en majorité peuplées par des minorités polonaises ou seraient culturellement davantage liées à la Pologne. Le second est que le gouvernement polonais doit soutenir l’indépendance des États ukrainien, lituanien et biélorusse, y compris en termes identitaires, afin qu’ils ne retombent pas sous l’influence de Moscou. L’intention n’est pas d’encercler la Russie avec un nouveau « cordon sanitaire » mais de neutraliser l’espace ULB pour qu’il cesse d’être une pomme de discorde dans les relations polono-russes. Le corollaire de cette doctrine est que l’aide fournie par Varsovie à la diaspora polonaise ne doit pas affaiblir les États hôtes, une contrainte absente par exemple de la politique de l’État russe à l’égard de ses propres minorités (on en veut pour preuve l’actualité de l’Ukraine). Les minorités polonaises peuvent donc avoir l’impression de faire les frais de cette doctrine et de la priorité accordée à l’« intérêt d’État ». Cette critique, quoique globalement justifiée, doit néanmoins être nuancée en fonction des pays considérés.

Polonais en Lituanie : les accents de la colère

Des trois États de l’espace ULB, la Lituanie est le seul à être membre à la fois du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne, deux instances qui portent une grande attention aux droits des minorités. Autre particularité, la diaspora polonaise y dispose d’un parti politique, l’Action électorale des Polonais en Lituanie (AWPL), représenté à la fois au niveau local et au Parlement. C’est pourtant là que la minorité polonaise semble rencontrer les difficultés les plus grandes, au point d’arriver en tête des priorités du Programme gouvernemental de coopération avec la diaspora polonaise pour les années 2015-2020 du ministère polonais des Affaires étrangères.

L’un des principaux griefs adressés par la minorité polonaise aux autorités lituaniennes est leur stricte interprétation de la Constitution, qui fait du lituanien l’unique langue officielle. Cette règle les conduit à « lituaniser » la graphie des noms et prénoms des citoyens de Lituanie dans les documents officiels (Małgorzata Runiewicz–Wardyn devient ainsi Malgožata Runevič–Vardyn) et à interdire l’affichage bilingue des toponymes. Les contrevenants s’exposent à des amendes.

Bien que la minorité polonaise ne rassemble que 200 000 personnes (recensement de 2011), soit 6,6 % de la population totale, elle est très concentrée dans certaines localités comme autour de Šalčininkai (80 % des habitants), Trakai (30 %) et de la capitale Vilnius (près d’un quart)(2). Cette géographie résulte à la fois des siècles d’union polono-lituanienne et de la période, sujette à des interprétations divergentes, d’« occupation » de la région de Vilnius par la Pologne entre 1920 et 1939. Les Lituaniens de culture polonaise installés dans la région depuis des générations comprennent mal l’acharnement des autorités à vouloir effacer les traces de ce passé commun, considéré par l’historiographie polonaise comme un âge d’or.

En réponse aux recommandations formulées par le Comité consultatif de la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales du Conseil de l’Europe(3) – ratifiée en 2000 par la Lituanie –, le Parlement examine actuellement des propositions de loi visant à assouplir la politique linguistique. Toutefois, l’obstruction quasi systématique des conservateurs, d’une part, et l’attitude maximaliste de l’AWPL, d’autre part, font douter de l’adoption imminente d’un compromis. Faute d’avancées, l’AWPL et son leader Valdemar Tomaševski, font depuis 2008 front commun avec… l’Alliance russe, autre parti « ethnique » qui défend les droits de la deuxième minorité du pays (5,8 % de la population). Cette union objective va parfois à l’encontre des positions diplomatiques de Varsovie, notamment vis-à-vis du dossier ukrainien. V. Tomaševski ne cache pas en effet son hostilité à l’égard de l’Euromaïdan et du nouveau gouvernement à Kiev, qu’il associe aux ultra-nationalistes.

Mais l’AWPL est loin de représenter tous les Lituaniens d’origine polonaise. Pour la plupart parfaitement bilingues, ces derniers lui reprochent d’attiser les désaccords avec les Lituaniens « ethniques », au prix d’une dégradation des relations bilatérales entre Varsovie et Vilnius et de l’image de la minorité polonaise. De fait, d’après un sondage conduit auprès de la population lituanienne par l’institut Spinter en avril 2014, la Pologne est désormais perçue comme la deuxième plus grande menace pour leur pays après la Russie, tandis que seuls 12,6 % des répondants la considèrent comme une puissance amie. Elle constitue pourtant l’un des premiers investisseurs en Lituanie, un important partenaire commercial et la principale voie d’accès terrestre vers le cœur de l’Europe. On peut se demander si la défiance croissante des Lituaniens « ethniques » à l’égard de la minorité polonaise et de leur « protecteur » ne risque pas à terme de saboter cette coopération bilatérale pourtant essentielle face aux menaces consécutives à la guerre russo-ukrainienne.

Polonais en Biélorussie et en Ukraine, diffuseurs des valeurs européennes ?

Le dilemme entre poursuite de la politique orientale et défense des intérêts de la diaspora est tranché de manière différente dans les cas de la Biélorussie et de l’Ukraine. Dans ces deux pays, la méfiance n’est pas de mise à l’égard des minorités présentes sur le territoire. Non liée par les instruments juridiques du Conseil de l’Europe dont elle n’est pas membre, la Biélorussie a même adopté un cadre législatif de protection des minorités nationales jugé dans ses grandes lignes satisfaisant par le ministère polonais des Affaires étrangères. Cette attitude peut s’expliquer par la faiblesse des revendications identitaires de la nation dominante mais aussi par la présence d’une minorité russe importante (8,6 %). En Ukraine, celle-ci est de 17,3 %, en incluant la Crimée et le Donbass.

Les citoyens d’origine polonaise de ces deux pays n’y jouissent pourtant pas d’une position très enviable. En Ukraine, ils souffrent d’abord des faiblesses générales de l’appareil d’État (législation incohérente et inappliquée, manque de financements pour l’éducation et donc pour l’enseignement des langues minoritaires...), tandis qu’en Biélorussie, leur engagement civique se heurte à l’autoritarisme du président Alexandre Loukachenko. Or, la diaspora polonaise, si elle n’y est pas très nombreuse (295 000 recensés en 2009, soit 3,1 % de la population du pays), constitue le groupe social le plus dynamique. Jusqu’à sa délégalisation décidée en 2005 par le gouvernement, l’Union des Polonais en Biélorussie, forte de 20 000 membres, était ainsi non seulement la principale organisation la représentant dans ce pays mais aussi la plus grande association indépendante, toutes catégories confondues. Il n’est d’ailleurs pas anodin que cette initiative du régime soit intervenue dans la foulée de la Révolution orange en Ukraine (2004–2005), soutenue de façon remarquée aussi bien par les Polonais en Pologne que par les Ukrainiens d’origine polonaise. La présence de leurs organisations, plus faible en raison d’un poids démographique réduit – officiellement, la minorité polonaise d’Ukraine ne compte qu’environ 150 000 personnes dans un État de 45 millions d’habitants, soit 0,33 % –, n’en est pas moins significative dans la vie politique nationale : la diaspora polonaise d’Ukraine a été très active aussi lors des manifestations de l’Euromaïdan.

Dans ces républiques dont la consolidation n’est pas aboutie, les minorités polonaises apparaissent comme un vecteur de diffusion des valeurs « occidentales » de démocratie et d’État de droit mais participent aussi à la préservation des cultures nationales de leur pays d’accueil. Les Biélorusses d’origine polonaise s’opposent par exemple vigoureusement à la politique de russification du Président et très peu considèrent le polonais comme leur langue maternelle. Ils sont en effet plus nombreux que la moyenne nationale à parler biélorusse quotidiennement, alors que les Biélorusses « de souche » en perdent l’usage au profit du russe. Ce phénomène de « ruthénisation » de la minorité polonaise est au demeurant encouragé par l’Église catholique romaine qui, dans les années 1990, a substitué le biélorusse au polonais pour les offices religieux. De la même façon, il n’est pas rare d’entendre des « patriotes » ukrainiens revendiquer leurs origines polonaises(4).

Les minorités polonaises de Biélorussie et d’Ukraine contribuent donc à la réalisation des postulats de la doctrine ULB, peut-être à leur corps défendant. Depuis 1989, elles ont perdu entre un tiers et un quart de leurs effectifs, en partie du fait d’une démographie déclinante mais encore davantage en raison de leur assimilation au pays d’accueil. Face à ce phénomène, la réponse de l’État polonais est ambiguë. D’un côté, Varsovie semble prêt à courir le risque d’une moindre protection des droits de la diaspora polonaise, même s’il aurait été possible de négocier auprès de dirigeants comme A. Loukachenko ou Viktor Ianoukovitch un statut privilégié moyennant un soutien politique. C’est la voie qu’a suivie le gouvernement de Viktor Orbán pour les quelque 150 000 Hongrois de Transcarpatie à l’ouest de l’Ukraine(5). À l’inverse, après la scission consécutive à la délégalisation de l’Union des Polonais en Biélorussie, l’État polonais a choisi de couper les vivres à la branche reconnue par le régime de Minsk de l’association et de réserver son aide à la branche dissidente, même si cela a compliqué l’animation de la vie culturelle polonaise. En parallèle, le programme Karta Polaka (la Carte du Polonais), créé en 2007 pour permettre aux citoyens des ex-républiques soviétiques et d’origine ou de culture polonaise de venir étudier ou travailler en Pologne sans restriction, constitue certes un moyen de combler une partie du déficit démographique avec des individus facilement assimilables. Toutefois, il aboutit à un résultat ambigu puisque, tout en encourageant la redécouverte des racines polonaises, il a pour conséquence de retirer aux minorités polonaises leurs éléments les plus actifs, attirés par les meilleures conditions économiques offertes en Pologne.

Force est donc de constater qu’une politique active de défense des droits de la diaspora n’est pas un gage de succès puisqu’en Lituanie aussi, le nombre d’habitants d’origine polonaise recule en valeur absolue comme en pourcentage de la population totale. Le cas de l’Ukraine démontre toutefois que la langue et la culture polonaises peuvent susciter un intérêt au-delà des minorités : le polonais est la troisième langue étrangère la plus populaire parmi les jeunes Ukrainiens. Une normalisation des relations avec Vilnius aboutirait sans doute à un résultat comparable en Lituanie compte tenu de sa proximité avec la Pologne, de la densité de leurs échanges économiques et de la richesse de leur patrimoine littéraire commun.

Notes

  • (1) Dangiras Mačiulis, Rimas Miknys, Alvydas Nikžentaitis, « ‘Okupacja Wilna’ – geneza litewskiego miejsca pamięci i jego transformacje » (« ‘L’occupation de Vilnius’ – genèse d’un lieu de mémoire lituanien et ses transformations »), in Alvydas Nikžentaitis, Michał Kopczyński, Dialog kultur pamięci w regionie ULB, Muzeum Historii Polski w Warszawie, Varsovie, 2014.
  • (2) Sauf mention contraire, toutes les données démographiques proviennent du dernier rapport sur la situation de la Polonia et des Polonais à l’étranger, publié en 2013 par le ministère polonais des Affaires étrangères.
  • (3) Comité consultatif de la Convention–cadre pour la protection des minorités nationales du Conseil de l’Europe, Third Opinion on Lithuania adopted on 28 November 2013, ACFC/OP/III(2013)005, Strasbourg, 2013. https://rm.coe.int/CoERMPublicCommonSearchServices/DisplayDCTMContent?documentId=0900001680099360
  • (4) Entretien avec Kamila Zacharuk, doctorante en sociologie à l’université de Varsovie et dont les recherches portent sur la minorité polonaise en Ukraine.
  • (5) Andrzej Sadecki, « Hungary’s stance on the Ukrainian-Russian conflict », Centre pour les études orientales (OSW), Varsovie, 21 mai 2014. http://www.osw.waw.pl/en/publikacje/analyses/2014-05-21/hungarys-stance-ukrainian-russian-conflict (consulté le 7 février 2015)