La zone euro n’est pas au bout de ses peines
Quatre mois se sont écoulés depuis la mise en ligne, sur ce même blog, d’une proposition de diagnostic et de remède concernant les perturbations de la zone euro. L’injection massive de liquidités par la Banque centrale européenne au début du mois de janvier a pu un temps faire illusion et détendre les taux d’intérêt exigés de pays considérés comme « risqués », à l’image de l’Espagne et de l’Italie, mais ce fusil à un coup ne semble pas avoir fait long feu, au vu de la dégradation récente de la note de la dette souveraine espagnole et de la remontée des taux d’intérêt des bons du Trésor italiens. De plus, le pari dangereux de la BCE n’est pas davantage suivi d’effets positifs en termes de financement des agents économiques privés, soit parce que les banques commerciales rechignent à leur prêter de l’argent dans un contexte d’incertitude, soit que les entreprises n’anticipent pas de rebond de la demande quand l’Europe est au pain sec et à l’eau, soit que les ménages préfèrent l’épargne à l’endettement pour faire face aux hausses de la fiscalité présentes et à venir – la fameuse équivalence ricardienne. Enfin, la croissance introuvable au cours de ce premier tiers de l’année 2012 confirme que le diagnostic posé était fondamentalement juste. Le remède n’en est que plus urgent.
Puisque les données de base du problème n’ont guère évolué en l’espace de ces quatre derniers mois, il ne sera pas nécessaire de les répéter et l’on pourra se contenter d’indiquer les inflexions du discours public à propos de l’analyse de la crise d’une part et de ses possibles solutions de l’autre.
Des efforts de rééquilibrage budgétaire insoutenables, injustes et dangereux ; un déficit de compétitivité intact
Si la pression sur les gouvernements s’était temporairement relâchée grâce à l’intervention de la BCE, les mauvais résultats économiques de l’Espagne et de l’Italie et la remontée conséquente des taux d’intérêt de leurs titres souverains remettent sur la table l’hypothèse de nouveaux plans d’austérité, alors que ceux en cours d’application sont manifestement jugés non crédibles par les économistes (entretien dans Le Monde du 25 février 2012 avec Kenneth Rogoff, spécialiste de l’histoire des crises financières et des dettes publiques), les marchés financiers et les responsables politiques eux-mêmes, pourtant à l’origine de ces thérapies de choc. De tous côtés, on rappelle que la dette publique, loin de se réduire, en réalité s’approfondit en raison des effets récessifs de l’austérité aveugle et de la prise en charge par les pouvoirs publics des créances douteuses du secteur bancaire. Dans le cas de la Grèce, le Premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker et le ministre des Finances allemand Wolfgang Schäuble, qui ne passent pas pour les moins orthodoxes des grands argentiers européens, vont jusqu’à évoquer le besoin d’un troisième plan d’aide pour la Grèce alors que des centaines de milliards y ont déjà été déversés. Ce véritable tonneau des Danaïdes, aux allures de tombeau pour un nombre croissant de victimes de la crise, n’est néanmoins pas synonyme de pertes sèches pour tout le monde compte tenu du circuit de financement qui se met en place entre BCE, banques commerciales, Fonds européen de stabilité financière (FESF) et organismes nationaux en charge d’émettre les bons du Trésor. De fait, l’interdiction faite au FESF d’accéder directement aux ressources de la BCE place les banques privées dans une situation privilégiée où elles peuvent acquérir des liquidités à un coût très faible auprès de l’institution de Francfort et les prêter sans risque au FESF en encaissant au passage le différentiel des taux d’intérêt. Jamais la navette Francfort-Luxembourg n’aura été aussi rentable.
Sur le fond, il est évident que la croissance dans les pays du sud de l’Europe ne redémarrera pas par la seule magie des coupes budgétaires. Comme le signalent les Échos, les maux de la Grèce ne proviennent ni du niveau des dépenses publiques, ni d’une prétendue « paresse » des Grecs qui travaillent au contraire plus que nombre de leurs donneurs de leçons. Ce sont une « productivité insuffisante », une « structure industrielle obsolète » et le « manque d’investissements étrangers » qui sont à l’origine de la faiblesse de la compétitivité de l’économie grecque, un constat déjà évoqué dans ces colonnes quatre mois plus tôt. Les mesures d’économies de bouts de chandelle ne conduiront qu’à faire empirer la situation, par exemple dans le cas italien avec la réduction des budgets consacrés aux monuments nationaux et à la culture. Or, il ne fait aucun secret que ce pays, doté de l’un des patrimoines artistiques les plus riches du monde, sous-exploite largement son potentiel ou le fait dans des conditions incompatibles avec la préservation à long terme des œuvres. L’Italie souffre donc non d’un surinvestissement mais d’un sous-investissement en la matière — 0,21% des dépenses publiques contre 1% en France — dont la conséquence la plus frappante est sa cinquième position mondiale pour le nombre de touristes reçus et les recettes générées par le secteur. À titre de comparaison, la France occupe respectivement la première et la troisième place dans ces classements. Autre élément des plans d’austérité à générer des résultats contre-productifs, la baisse des salaires promue par la Commission européenne, le Fonds monétaire international (FMI) et certains États « rigoureux », pour ne pas dire rigoristes, ne résiste pas à l’analyse. Une récente étude de Patrick Artus éclaire sous cet angle l’Espagne, de l’Italie, de la Grèce et du Portugal pour avancer, d’une part, que seule l’Italie présente un handicap de compétitivité-prix et, de l’autre, que l’unique effet de la diminution des salaires est la « la baisse de la demande des ménages et de la demande intérieure, sans compensation par la hausse des exportations et de l’investissement des entreprises », avec un « coût très élevé en chômage ». Devant ce camouflet infligé par la réalité et l’isolation grandissante de l’Allemagne dans le camp des rigoristes — Mario Monti est de plus en plus enclin à renforcer le volet consacré à la croissance et devrait trouver un allié de poids en la personne de François Hollande tandis que les Pays-Bas sont tombés dans leur propre piège —, il n’est pas étonnant que les politiques de croissance reviennent à la mode. La Commission européenne notamment a mangé son chapeau et reconnaît maintenant l’importance des salaires minimum.
Taxer les grands-mères ou les jeunes ?
Au sein même de l’Allemagne, des voix se font entendre pour critiquer les postulats de l’orthodoxie stérile actuellement dominants en Europe. Une tribune cosignée par l’un des cinq sages de l’équipe d’économistes qui entoure la chancelière Angela Merkel défend par exemple l’idée que le désendettement, certes indispensable, doit avant tout passer par une hausse de la fiscalité et non par des coupes drastiques dans le budget de l’État. Toute la question est dès lors de savoir sur quelles épaules portera le gros de l’effort. Il est notamment suggéré de taxer davantage le patrimoine, comme le fait au demeurant l’Italie au travers de la révision de l’impôt foncier sur les résidences principales ou comme a tenté de le faire le Royaume-Uni, pays pourtant peu suspect de socialisme. À l’inverse, la coalition gouvernementale au pouvoir en Allemagne s’obstine à vouloir ménager son électorat âgé et envisage d’introduire une nouvelle taxe sur les revenus des actifs afin de financer la protection sociale, au mépris des risques de conflit intergénérationnel. On ajoutera que rééquilibrer la fiscalité entre le travail et le capital serait un moyen plus juste de trouver de nouvelles sources de revenus et que, contrairement aux idées reçues, taxer plus fortement le produit du capital n’est pas en tant que tel nuisible à la croissance économique.
Sur les outils de plus court terme à utiliser pour circonscrire et éteindre une fois pour toutes l’incendie de la zone euro, la possibilité de créer un compte bloqué pour rassurer les créanciers de la Grèce fait son chemin même s’il ne serait pas alimenté, à la différence de la proposition émise sur ce blog, par un impôt spécial mais par les fonds du FESF et du FMI. L’économiste en chef de ce dernier, Olivier Blanchard, ne voit de son côté plus d’obstacle à l’acceptation par l’Allemagne de la mise en circulation d’eurobonds, solution qui reviendrait de facto à mutualiser au moins en partie la dette des États de la zone euro. Il estime en effet que les garanties de bonne gestion financière sont désormais suffisantes pour éviter de nouvelles dérives des comptes publics. Plus inquiétante enfin est la poursuite de la pénétration chinoise. Comme avec la Grèce et le Portugal, Pékin tire profit de la crise pour faire ses emplettes à prix cassés et acheter de l’influence auprès de pays fragilisés. De manière lucide, les appétits chinois ne se portent au demeurant nullement sur des obligations d’État à la valeur douteuse mais sur des actifs « solides » comme des usines, des infrastructures ... Des quatre issues possibles à la crise — défaut de paiement, inflation, remboursement via une politique équilibrée entre rigueur, croissance et solidarité ou mise sous tutelle par des puissances étrangères —, la passivité conduira nécessairement l’Union européenne à la première ou la dernière.