Rigueur, croissance, solidarité : la crise de la zone euro est une équation à trois termes

Alors que la plupart des États européens se sont résignés, sous la pression de leurs bailleurs de fonds et des agences de notation, à adopter des politiques de rigueur budgétaire, l’imminence d’une replongée dans la récession fait désormais redouter une décennie perdue, à l’image de celle qui a frappé le Japon dans les années 1990 et dont le pays ne s’est jamais véritablement remis. Des laboratoires d’idées (Notre Europe, La rigueur, mais aussi la croissance, 23 novembre 2011), mais aussi de grands industriels (ERT, Sauver le marché unique européen, paru dans le Figaro du 12 décembre 2011), ont donc appelé à un rééquilibrage « entre austérité budgétaire et politiques de croissance ». L’un ne saurait en effet aller sans l’autre puisque la solvabilité des économies européennes dépend autant, sinon plus, de leur capacité à générer des richesses nouvelles que du respect des échéances les plus immédiates. Toutefois, il n’est de solution durable sans acceptabilité sociale et c’est pourquoi il est fondamental d’ajouter aux données du problème une dimension solidaire.

On ne compte plus les plans de rigueur budgétaire qui se succèdent depuis deux ans à travers toute l’Europe, de l’Irlande à la Grèce en passant par le Royaume-Uni et la France — même s’ils ne sont pas appelés comme tels dans notre pays —. Leur multiplication rapide et l’inventivité dont font preuves les « budgétaires » pour créer ici une taxe nouvelle et économiser là quelques dizaines de millions d’euros n’inclinent guère à croire que les gouvernements à l’origine de ces plans parviennent à se projeter de façon claire et cohérente au-delà du présent le plus proche.

Cette myopie de nos responsables politiques est alarmante à plus d’un titre. Tout d’abord, il semble évident vu la coïncidence des calendriers que les mesures d’austérité budgétaire n’obéissent plus à une quelconque logique de rationalisation de l’action publique — logique peut-être sujette à critique mais au moins défendable sur le plan idéologique — : ils ne constituent plus que de simples signaux adressés aux mystérieux « marchés financiers ». Or, leur échec répété à rétablir la « confiance » des investisseurs ainsi que l’acharnement des gouvernements, des institutions européennes et des organisations internationales à vouloir toujours rallonger leur liste pour provoquer un déclic interrogent sur limites de la rigueur. Jusqu’où peut-on rogner les dépenses publiques — on remarquera que dans une majorité de pays, la pression fiscale est affectée de façon bien plus modérée — avant d’atteindre l’os ? Est-il raisonnable d’attendre des marchés financiers qu’ils déterminent eux-mêmes la sphère d’intervention d’un État dans la société au travers d’un contrôle indirect sur le niveau des dépenses publiques ? À supposer qu’après un énième train de mesures d’économies, les créanciers soient enfin rassurés sur la solvabilité d’un État, qui devra assumer les conséquences de la perte des compétences dans l’appareil administratif, de la dégradation des infrastructures, de l’affaiblissement des capacités opérationnelles de défense ? Évidemment les citoyens.

Ceci ne peut que conduire à douter de la pertinence des politiques d’austérité excessive devant leur objectif premier de désendettement des économies européennes. Autrement dit, même dans l’hypothèse où la rigueur parviendrait à remporter à court terme la bataille de la confiance, la crise n’en serait pas pour autant résolue et la rechute, probable, serait plus brutale encore. La détérioration des perspectives de croissance en Europe, désormais actée par la plupart des grandes organisations économiques internationales, diminuera de façon mécanique les rentrées fiscales attendues et rendra inopérante une partie des hausses d’impôts adoptées par les gouvernements. En réaction, les investisseurs, ressaisis par le doute quant à la solvabilité des économies européennes, exigeront des taux d’intérêt de plus en plus élevés pour compenser l’élévation du risque de défaut. Un tel mouvement, peut-être rationnel au niveau individuel, contribuera pourtant à alourdir la charge de la dette et donc, à accroître les probabilités de l’événement tant redouté : la cessation de paiement.

En guise de remède à ce cocktail mortel d’échecs de marché, de prophéties autoréalisatrices et de mécanismes de spirale, d’aucuns proposent la purge. Selon cette théorie, la récession qui suit généralement l’adoption de politiques d’austérité est un mal nécessaire mais transitoire. Dans une situation de surendettement public, une fois l’État débarrassé de ses poids morts, l’économie est censée pouvoir respirer de nouveau et recréer de la croissance. Si les créanciers partagent cette conviction, la hausse du taux d’intérêt devrait être limitée car ils estiment qu’une fois la récession passée, le pays sera en meilleure position pour servir sa dette. La faille de ce raisonnement est qu’il repose sur une corrélation négative certaine entre niveau des dépenses publiques et croissance économique. Il suffirait dès lors de tailler dans le budget de l’État pour que l’arbre puisse fleurir et se développer. Or, de nombreux observateurs, libéraux compris (Jean-Pierre Robin, L’euro français est surévalué de 12% par rapport à l’euro allemand, paru dans le Figaro du 12 décembre 2011), s’accordent pour dire que la principale différence entre les perceptions qu’ont les marchés de l’Allemagne et de la Grèce ne tire pas tant son origine des écarts de niveau de dépenses publiques que des écarts de compétitivité. La courbe des taux d’intérêt montre au demeurant que les investisseurs ont compris cela mieux que les responsables politiques.

Toute politique requiert de l’argent

Il ne s’agit pas de soutenir, comme l’a fait à tort la chancelière Angela Merkel, que les Grecs ne travaillent pas assez. En revanche, on constate qu’en raison de lenteurs administratives, d’une économie mal orientée et d’un équipement parfois inadéquat, une partie des efforts des travailleurs grecs se perd dans les frottements de la machine ou s’évapore dans la nature. Résoudre ce problème passe donc par une modernisation, c’est-à-dire in fine par des investissements et des dépenses. Même des réformes considérées comme purement réglementaires, à l’image de l’ouverture de professions réglementées en cours en Grèce et en Italie, ne sont pas gratuites : seuls des technocrates formés à l’école de « l’État régulateur » peuvent croire qu’il est possible de faire de la politique sans argent. L’indemnisation de la perte de « rentes », pour reprendre le terme de Jacques Delpla et Charles Wyplosz (La fin des privilèges, Payer pour réformer, 2007), sert non seulement à maintenir la paix sociale, mais aussi à respecter un principe d’équité dans la mesure où ces privilèges, bien qu’exorbitants du point de vue macroéconomique, ne profitent pas qu’à des nantis et ont été coûteux pour leurs acquéreurs.

On se retrouve donc à ce stade devant une nouvelle question : où dénicher des recettes supplémentaires pour financer la « libération de la croissance » alors que nous sommes précisément dans un contexte de contrainte budgétaire et de méfiance des prêteurs ? En France, François Bayrou (MoDém) et François Hollande (PS) ont eu l’honnêteté de reconnaître qu’une hausse générale de la fiscalité était inéluctable, à l’inverse d’autres formations politiques arc-boutées sur d’anciennes promesses électorales irréalistes. Dans le même temps, il convient de ne pas trop ponctionner les ménages, qui grâce à leur consommation forment l’un des plus puissants moteurs de l’économie, et de préserver les entreprises, sources d’emplois et d’investissements.

Une des pistes possibles mène au service de la dette, qui devrait représenter en 2012 le premier poste budgétaire de la France avec près de 50 milliards d’euros. En Italie, ce montant avoisine les 70 milliards d’euros — si l’on ne retenait que le solde primaire, le budget italien serait légèrement excédentaire —. La Grèce devrait être dans le même cas de figure l’année prochaine, du moins si son projet de budget s’avère correct. Autant de sommes qui pourraient être partiellement redéployées vers des « dépenses d’avenir », par exemple la construction de logements, d’infrastructures de transport et de communication, le soutien à la recherche et à l’innovation ou encore la modernisation négociée des systèmes de protection sociale.

Pour une CADES européenne financée par un impôt extraordinaire sur le patrimoine

Comment ? Il n’est pas envisagé ici de ruiner les créanciers et de provoquer une catastrophe bancaire en renonçant de manière unilatérale à rembourser la dette. Au contraire, l’objectif est de fournir de solides garanties qui mettront un terme à l’incertitude planant depuis plus de deux ans sur les marchés financiers. La première étape consisterait à transférer les dettes publiques de l’ensemble des États membres de la zone euro jusqu’à hauteur de 60% de leur PIB respectif vers une caisse de défaisance européenne comparable à la Caisse d’amortissement de la dette sociale (CADES) française — faisant ainsi jouer la solidarité européenne. Afin d’asseoir la confiance des investisseurs et de ne pas faire dépendre la solvabilité de la caisse des seules garanties des États comme c’est le cas avec le Fonds européen de stabilité financière (FESF), il serait créé un ou plusieurs impôts spéciaux dont les produits seraient fléchés vers cette caisse, à l’instar de la Contribution au remboursement de la dette sociale (CRDS).

Sur quelle(s) assiette(s) pourraient reposer ces impôts, compte tenu des contraintes exposées plus haut ? Un détour par les origines de la crise n’est pas inutile pour tenter de la résoudre avec justice et d’éviter sa répétition. Dans son deuxième discours de Toulon prononcé le 1er décembre, le président Nicolas Sarkozy a accusé la « mondialisation sans règle » d’avoir ouvert le champ, « à partir de la fin des années 70 », à la « globalisation financière » et d’avoir enfanté « une gigantesque machine à fabriquer de la dette ». S’il a habilement passé sous silence la responsabilité du personnel politique dans l’installation de cet échafaudage compliqué, il a néanmoins posé le bon diagnostic en établissant un lien entre fin des Trente Glorieuses et croissance de l’endettement public ou privé.

Toutes les catégories sociales n’ont pas été affectées de la même manière par ces transformations. Un premier clivage s’est creusé entre les salariés qualifiés et mobiles, qui ont vu leur rémunération exploser au cours des trente dernières années, et les employés peu qualifiés, soumis à la précarité, à la stagnation voire à la baisse de leurs revenus réels quand ce n’était pas au chômage. Même si la France a été relativement moins touchée que d’autres pays par l’accroissement des inégalités entre les travailleurs, elle n’a pas pour autant complètement échappé au phénomène. Le second clivage est quant à lui d’ordre générationnel. La hausse de la valeur du patrimoine profite en effet à la fois aux senior managers, qui perçoivent une partie de leur revenu en stock options, mais aussi et surtout aux détenteurs d’actifs immobiliers, plus fréquemment âgés que jeunes.

Faire jouer la solidarité européenne, mais aussi nationale et générationnelle

La raison en est simple. Le dynamisme des Trente Glorieuses, le boom de la construction et l’inflation ont permis à des ménages en trajectoire sociale ascendante dans les années 1960 de devenir primo-acquéreurs et de voir leur endettement fondre de façon rapide jusqu’aux années 1980. Inversement, les jeunes générations d’aujourd’hui ont plus de mal à obtenir des prêts immobiliers — du fait de la précarisation de l’emploi — et ne peuvent plus espérer que l’inflation vienne diminuer leurs charges d’emprunt. Enfin, la croissance relativement atone du parc immobilier au cours des trente dernières années, malgré la récente relance opérée sous l’égide de Jean-Louis Borloo, a contribué à nourrir la flambée des prix.

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant que le patrimoine des Français se concentre entre un nombre de mains de plus en plus restreint, comme le montre une récente étude de l’INSEE. C’est d’autant plus dommageable pour les jeunes générations que la part des dépenses contraintes dans le budget des ménages s’est envolée, notamment celle liée au logement (18% en moyenne contre 7% en 1959). Sans remettre en cause l’existence de retraités pauvres, il serait dès lors difficile de nier que les personnes âgées sont face à la crise relativement mieux loties que leurs cadets aux revenus moins réguliers, non garantis et parfois sans toit.

Pour sortir de la crise par le haut et dans l’ordre, la solidarité européenne doit donc s’accompagner d’une solidarité entre riches et pauvres et entre les générations. Cette réponse relève autant de l’efficacité que de l’équité puisqu’en définitive, le désendettement assurera aux créanciers le paiement de leurs titres et aux jeunes un horizon éclarci tandis que la croissance générera pour les actifs les emplois qui viendront financer les dépenses de santé en augmentation de leurs aînés. En termes plus concrets, les nouveaux impôts devraient reposer sur le patrimoine et ses fruits. Ils affecteraient les héritages, les revenus du capital dans les cas où ils seraient actuellement taxés de manière plus favorable que ceux du travail mais aussi les entrées « cachées ». L’OCDE a par exemple rappelé que les occupants d’un logement dont ils étaient propriétaires percevaient de facto un revenu : celui du loyer qu’ils auraient dû autrement débourser. Or, celui-ci n’apparaît pour le moment dans aucune déclaration fiscale.

Un premier pas vers un rééquilibrage de la fiscalité

La fiscalité sur le patrimoine, en particulier dans un pays comme la France où celui-ci est en majorité composé de biens immobiliers, présente en outre l’avantage de faciliter le calcul et la collecte grâce à des outils comme le cadastre et l’estimation de la valeur hédonique des actifs. Dans la bataille pour la confiance, l’efficacité du système de prélèvements est de fait un critère essentiel, comme le montrent chaque jour les difficultés de l’État grec à percevoir les impôts. Même si le citoyen lambda sera probablement toujours réticent à s’acquitter de la « douloureuse », une fiscalité plus simple mais aussi plus juste devrait permettre d’en accroître l’acceptabilité.

Enfin, si la crise que nous traversons évoque le plus souvent le mot de « dette », il ne faut pas oublier le rôle de l’immobilier dans son déclenchement. Avant 2007, l’Espagne, les États-Unis, l’Irlande mais aussi la France avaient, pour des raisons plus idéologiques qu’économiques, mis sur pied des politiques visant à encourager l’accession à la propriété. La triste situation que nous vivons aujourd’hui en est largement le résultat. C’est pourquoi il importe maintenant de rectifier le tir par l’établissement d’une fiscalité plus neutre entre le capital et le travail, la propriété et la location, afin de diminuer à l’avenir le risque de formation de bulles spéculatives et de ne pas creuser davantage le fossé des inégalités.

Margaret Thatcher avait tort lorsqu’elle affirmait qu’aucune alternative n’était possible. Le défaut de paiement en est une qui punira peut-être les banques mais aussi leurs clients, c’est-à-dire nous tous, notamment dans l’hypothèse où la dette est d’abord détenue par les résidents comme en Italie. L’inflation en est une qui épurera certes les comptes publics, mais condamnera à la pauvreté épargnants, fonctionnaires et retraités. L’abandon de la monnaie unique ne constitue qu’un détour inutile et coûteux vers l’un ou l’autre scénario. Au final, il n’y a pas trop de raison de s’inquiéter pour la crise de la zone euro. Celle-ci trouvera à coup sûr sa solution. Toute la question est de savoir si elle se terminera dans l’ordre ou le chaos.