Kouchner, Michnik : deux « enfants terribles »

Article publié dans le numéro 5 du Courrier de Pologne (septembre 2014).

Les Conversations en Avignon entre Bernard Kouchner et Adam Michnik, publiées en polonais en mai dernier, viennent de paraître en français aux éditions Allary. Deux trajectoires de militant longtemps séparées par le rideau de fer mais inspirées par des origines et des valeurs communes qui les ont conduit de la révolte de 1968 à l’exercice d’un certain magistère moral.

Mai 68. Sous les pavés, la plage. Bernard Kouchner n’est pas encore parti pour le Biafra, au Nigéria, où il fera ses premières armes dans l’humanitaire. Alors étudiant en médecine, il participe aux manifestations contre le général de Gaulle, davantage empreint de romantisme révolutionnaire que d’idéologie. En tant que membre de l’Union des étudiants communistes (UEC), il s’est ainsi rendu à Cuba en 1964 pour rencontrer Fidel Castro et Che Guevara mais il n’a jamais rejoint les rangs du Parti communiste français (PCF). Il rompra aussi avec l’UEC en 1965, lorsque l’organisation est reprise en main par le Parti.

Avec le recul, il qualifiera lui-même les révoltes de mai 68 d’« amusement » et de « bel exercice de lutte contre l’autoritarisme ». Son engagement au Biafra, prélude à la création de Médecins sans frontières puis de Médecins du monde qui lui vaudront une renommée internationale, est précisément la résultante d’une double désillusion. Vis-à-vis du communisme à visage humain tout d’abord, écrasé à Prague par les chars du pacte de Varsovie en août 1968 – avec l’approbation de Cuba.

Vis-à-vis aussi des jeunes rebelles français, au caractère étriqué et « égocentrique ». Parmi eux, rares sont ceux qui s’intéressent aux événements se déroulant dans le même temps de l’autre côté du rideau de fer, en Pologne et en Tchécoslovaquie. La mémoire contemporaine de mai 68 en France n’a pas au demeurant réparé cet oubli, alors que 1968 a connu une résonance planétaire [1].

Adam Michnik était pour sa part derrière l’infranchissable rideau. Il découvre bien vite une prison plus étroite encore puisqu’à partir de mars 1968, il passe cinq mois derrière les barreaux pour sa participation à l’organisation de manifestations étudiantes. Sa génération, qui n’a pas directement vécu la guerre et n’imagine pas à ce moment-là une Pologne autre que populaire, ne désire pas la fin du socialisme.

« La culture sans la censure »

En revanche, elle ne comprend pas pourquoi la censure s’attaque aux Aïeux d’Adam Mickiewicz, un monument de la littérature nationale et européenne du XIXe siècle. En janvier 1968, après seulement quelques représentations au Théâtre national de Varsovie, la pièce est retirée de la programmation au motif qu’elle contiendrait des éléments « anti-soviétiques » – rédigée entre 1822 et 1860, lorsque la Pologne était en partie occupée par l’Empire tsariste, elle appelait en effet à la libération nationale.

Dans de nombreuses facultés du pays, on commence alors à manifester pour « l’indépendance et la culture sans la censure ». Adam Michnik, qui a déjà eu maille à partir avec les autorités pour avoir colporté en 1965 la lettre ouverte de Jacek Kuroń et Karol Modzelewski appelant à une réforme du régime communiste, est définitivement exclu de l’université de Varsovie. En prison, la police s’emploie à le briser pour le contraindre soit à l’autocritique, soit à l’exil. Elle appuie en particulier sur un point sensible : Adam Michnik a des origines juives.

Moins d’un an après la guerre des Six Jours, point de rupture entre Israël d’une part et de l’autre, l’Union soviétique et ses satellites (voir l’article de Victor Roulet sur le sujet), le pouvoir communiste polonais trouve là un moyen de discréditer la jeune opposition : ce sont des hooligans, des rebelles nourris à la cuiller d’argent (l’expression littérale en polonais est la jeunesse à la banane – bananowa młodzież –, produit difficile à se procurer à l’époque de la République populaire), des enfants de l’intelligentsia juive qui cherchent à renverser le parti de la classe ouvrière « nationale ».

Adam Michnik a, il est vrai, des origines juives mais ses deux parents étaient complètement assimilés et cultivaient des valeurs athées – c’étaient des militants communistes. Cet élément biographique le rapproche de Bernard Kouchner, qui a également grandi dans une atmosphère laïque. Ses grands-parents, victimes de pogroms dans l’Empire russe au début du XXe siècle, avaient trouvé refuge à Paris en 1907 et s’étaient vite assimilés à la société française. Cela ne les a cependant pas sauvés de la déportation vers Auschwitz en juin 1940.

Un antisémitisme conservateur commun aux deux pays

La guerre des Six Jours puis plus encore 1968 ont eu pour conséquence de réveiller chez les deux militants ces origines juives dont ils n’avaient eu jusqu’alors peu ou pas conscience. En France comme en Pologne, une partie des forces conservatrices taxe les jeunes révoltés de Juifs, attitude qui se traduira à Paris par le slogan « Cohn-Bendit à Dachau ».

Bernard Kouchner et plusieurs autres milliers de manifestants répliqueront « Nous sommes tous des Juifs allemands ». La différence fondamentale réside alors en ce que le gouvernement, en France, reste neutre tandis que le régime communiste en Pologne est à l’origine de cette rhétorique antisémite. En outre, il enrôle de force dans l’armée les étudiants qui font témoignage de solidarité à l’égard de leurs camarades d’origine juive. Dans l’ensemble, on estime que la campagne antisémite contraint dans les années qui suivent 15 000 citoyens polonais d’origine juive à émigrer, notamment vers Israël.

Dès la fin de l’année 1968, Claude Lanzmann, qui n’a pas encore commencé à travailler sur son documentaire-fleuve Shoah, se demande s’il faut accorder, dans le contexte polonais, davantage d’importance aux manifestations étudiantes ou à la campagne antisémite. Le grand philosophe feu Leszek Kołakowski, spécialiste du marxisme, futur professeur à Oxford et à ce moment-là en visite à Paris, lui répond du tac au tac : « les manifestations étudiantes sont la voix authentique de la société polonaise alors que l’antisémitisme est la véritable voix du pouvoir, celle du gouvernement communiste ».

Ainsi, bien que laïques, Bernard Kouchner et Adam Michnik continueront toute leur vie de se déclarer « juifs par solidarité » devant chaque acte ou propos antisémite. Leur engagement civique est cependant allé beaucoup plus loin. Après le Biafra, le French doctor participe à d’autres missions humanitaires dans le monde. En 1982, il se rendra même en voiture dans la Pologne de l’état de siège, en compagnie de Médecins du monde et d’intellectuels comme Michel Foucault qui cherchent à rendre visite aux opposants « internés ».

« Juifs par solidarité »

C’est le cas d’Adam Michnik, quoiqu’il ne rencontre pas alors l’insolite délégation. Cette nouvelle période d’emprisonnement est le prix de sa participation aux grèves de Solidarité d’août 1980, qu’il a contribué à structurer au travers du Comité de défense des ouvriers (KOR). Cet organe a joué un rôle fondamental en ce qu’il a permis de réconcilier les intellectuels et les ouvriers, renvoyés dos à dos par le régime après 1968 [2].

À la fin des années 1980, les deux militants entrent en politique. De leur jeunesse, ils ont gardé « le cœur à gauche ». Toutefois, les désillusions de 1968 ont beaucoup fait évoluer leurs idées. Pour Adam Michnik, il n’est plus question de réformer le système, il s’agit désormais de le changer – mais de manière pacifique, sans décapiter les anciens responsables communistes. C’est le modèle de la « Table ronde » et des élections semi-libres négociées, lors desquelles Adam Michnik obtient un mandat de député. Il ne cherchera cependant pas à se faire réélire, préférant se consacrer au quotidien Gazeta Wyborcza dont il sera longtemps le rédacteur-en-chef.

Bernard Kouchner s’est davantage investi en politique : plusieurs fois ministre ou secrétaire d’État dans des gouvernements socialistes dans les années 1990, il devient même ministre « d’ouverture » sous la présidence de Nicolas Sarkozy, en charge des Affaires étrangères. Atypique au sein du Parti socialiste français – c’est un partisan de Michel Rocard et il se définira plus tard comme « social-démocrate » –, il parvient à faire avancer certaines causes comme la démocratie sanitaire et le droit d’ingérence. Cette position « morale » le conduira, comme Adam Michnik, à se déclarer favorable en 2003 à une intervention internationale pour renverser le régime de Saddam Hussein en Irak.

Ils n’ont pas joué à la révolution

Leurs Mémoires croisées, qui viennent de paraître aux éditions Allary après la sortie de la version polonaise en mai dernier, mêlent la petite histoire et la grande. Ce travail s’appuie sur une thèse récente de Jolanta Kurska, présidente de la fondation Bronisław Geremek, qui compare les trajectoires de trois grandes figures de la « génération 68 » : Daniel Cohn-Bendit, Bernard Kouchner et Adam Michnik.

À la lecture de l’ouvrage, on peut effectivement se convaincre de l’existence d’un ethos commun entre les deux militants – le cas de Daniel Cohn-Bendit est traité dans la thèse mais pas dans le livre. Certes, leurs origines familiales présentent des similitudes. Pourtant, l’objet de leur luttre a été tout autre : Adam Michnik devait affronter un régime hostile qui l’a plusieurs fois mené en prison tandis que Bernard Kouchner, jusqu’à ses premières expéditions internationales, a été relativement à l’abri.

C’est de fait sans doute l’un des rares de sa génération – née trop tard pour avoir pu participer à la Résistance – à ne s’être pas contenté de « jouer » à la révolution. Du Biafra au Vietnam en passant par l’Irak, il est allé porter la flamme de ses idéaux très au-delà des rues et des salons parisiens et ce faisant, il a certainement pu mieux cerner que d’autres les contours de la mondialisation.

Son témoignage et celui d’Adam Michnik apportent donc un éclairage bienvenu sur l’« événement-monde » 1968 et, dans le cadre plus restreint des relations franco-polonaises, aident à comprendre pourquoi les Polonais, encore dans une large mesure très francophiles jusqu’à la fin des années 1980, sont aujourd’hui souvent amers à l’égard des Français. La persistance des stéréotypes sur l’antisémitisme polonais, auquel Bernard Kouchner n’échappe pas, fait partie de ces raisons. Au lecteur de juger de leur pertinence, à la lumière de ces Mémoires croisées.

  • Bernard Kouchner et Adam Michnik, Mémoires croisées, Allary Éditions, 450 pages, 2014.
  • Vidéo de la conférence du 18 septembre 2014 organisée par les Bibliothèques idéales de Strasbourg avec Bernard Kouchner et Adam Michnik.

[1] Voir à ce sujet Justine Faure et Denis Rolland (dir.), 1968 hors de France. Histoire et constructions historiographiques, L’Harmattan, Paris, 2009.

[2] On pourra regarder à ce sujet les deux films d’Andrzej Wajda L’Homme de marbre et L’Homme de fer, qui illustrent les premières divisions entre étudiants et ouvriers en 1968 et 1970 avant leur rassemblement en 1980.