Vague de contestation inédite dans la magistrature française

Revue de la presse française du 5 au 11 février 2011

La presse française n’a pas manqué de grain à moudre cette semaine entre la rapide évolution du paysage politique égyptien, les polémiques autour des vacances en Afrique du nord de certains membres du gouvernement ou encore le point d’interrogation de la candidature de Dominique Strauss-Kahn, actuel directeur général du Fonds monétaire international, à l’élection présidentielle de 2012. Cependant, c’est le grand mouvement de protestation des magistrats qui retient le plus l’attention, à la fois par son ampleur et son originalité.

Le 10 février, plus de dix mille personnes ont manifesté dans une trentaine de villes à travers le pays, dont trois mille à Nantes même, pour exprimer leur colère après les accusations du chef de l’État contre le système judiciaire. Si les magistrats étaient les plus nombreux dans les rues puisqu’ils étaient directement visés par les propos de Nicolas Sarkozy, le cortège a compté d’autres professionnels de la justice (avocats, notaires, greffiers, travailleurs sociaux…) mais aussi, de façon plus surprenante, des policiers et des représentants du personnel pénitentiaire.

Pour comprendre en quoi cet événement revêt un caractère exceptionnel, il est nécessaire d’en rappeler les origines et la nature des rapports qu’entretiennent ordinairement l’appareil judiciaire et les forces de l’ordre. Une semaine avant la manifestation, le président de la République s’était rendu dans un commissariat d’Orléans pour réclamer des « sanctions » à l’encontre des prétendus responsables du drame de Pornic, au cours duquel la jeune Laëtitia Perrais a été sauvagement tuée.

Le meurtrier présumé, Tony Meilhon, venait à peine de sortir de prison et aurait dû être suivi par un conseiller d’insertion et de probation mais en raison d’un manque de moyens, justifient les magistrats, l’homme s’est retrouvé sans surveillance. Nicolas Sarkozy voit dans ce « dysfonctionnement » une « faute » et réclame à l’encontre de « ceux qui ont couvert ou laissé faire cette faute » des « sanctions » car « [les Français] ne comprendraient pas qu’il n’y [en] ait pas ».

Le vocabulaire du chef de l’État choque par sa sévérité tant à l’égard de l’accusé que des professionnels de la justice. Il a en effet qualifié à plusieurs reprises Tony Meilhon de « monstre » et en parlant de « présumé coupable », il montre un respect très relatif pour les droits de la défense et la présomption d’innocence. Le contentieux entre Nicolas Sarkozy et l’appareil judiciaire n’est par ailleurs pas récent puisque du temps où il était ministre de l’Intérieur, il avait émis des critiques semblables suite au meurtre de Nelly Crémel en juin 2005. Il avait également affirmé à la télévision que les magistrats « se ressemblaient, alignés comme des petits pois, même couleur, même gabarit, même absence de saveur ».

Un manque de moyens confirmé par des comparaisons internationales

Toutefois, le corps judiciaire, qui ne passe pas pour un bastion de la contestation, a cette fois réagi de manière beaucoup plus virulente. Réunis en assemblée générale, les professionnels ont dans la plupart des tribunaux et cours d’appel de France (170 sur 195) voté le report des audiences non urgentes. La Cour de cassation elle-même, au sommet de la branche judiciaire, avait organisé une assemblée générale et souligné sa « très vive préoccupation » vis-à-vis des propos du président.

Face à un mouvement de nature relativement inédite, le ministre de la Justice Michel Mercier a appelé les magistrats à la retenue tandis que le chef du gouvernement François Fillon a préféré le terme de « responsabilité ». Bien qu’il juge l’action « excessive », il a admis que « la question des moyens de la justice [était] posée ». Le journal Libération révèle il est vrai que parmi 43 pays membres du Conseil de l’Europe retenus pour une comparaison entre systèmes judiciaires, la France se classait au 37e rang en matière de budget par habitant et au 39e pour le nombre de fonctionnaires de justice pour 100 000 habitants, avec deux fois moins de juges professionnels et trois fois moins de procureurs que la moyenne rapportée à la population.

Le chef de l’État n’est néanmoins pas revenu sur ses déclarations et a de nouveau évoqué les « défaillances de la justice » lors de son apparition télévisée jeudi soir. Il participait à une émission de TF1 intitulée « Paroles de Français » pendant laquelle il devait répondre aux questions de neuf Français issus des « vraies gens ». Devant plus de huit millions de téléspectateurs, il a abordé outre la contestation du monde judiciaire ses propositions de réforme pour lutter contre l’insécurité.

Vieille promesse de campagne, la modification de l’ordonnance de 1945 en matière de justice des mineurs devrait être menée à bien dans un sens plus sévère. Il est également prévu d’augmenter le nombre de places disponibles en prison et d’infliger des sanctions plus lourdes contre les condamnés multirécidivistes. Les fichiers de police seraient renforcés, de même que la vidéosurveillance. Enfin, les tribunaux correctionnels, compétents pour les délits (vols, coups et blessures graves etc.), pourraient faire place à des jurés citoyens tirés au sort qui viendraient rendre justice aux côtés des magistrats professionnels.

Toutes ces mesures ne répondent pour autant pas au problème du manque de moyens soulevé par le monde de la justice. Ainsi, de nombreuses peines demeureraient non exécutées pour cette raison. Sur demande du président, Michel Mercier devrait ouvrir prochainement une « consultation très ouverte » pour tenter d’apaiser le malaise de la profession mais le garde des Sceaux a d’ores et déjà posé des limites claires en termes de moyens qu’il ne souhaite pas voir augmenter.

Réaction corporatiste ou véritable malaise d’une profession « méprisée » ?

Pour le moment, le report des audiences n’a pas vocation à être reconduit et l’activité des tribunaux reprend donc au fur et à mesure son cours normal. Cependant, il n’est pas dit que la vague de contestation retombe immédiatement. L’alliance inattendue entre syndicats de magistrats et de policiers d’une part et le soutien de l’opinion de l’autre ‒ selon deux enquêtes BVA et Harris, environ deux tiers des sondés approuvent la réaction des juges et des procureurs ‒ montrent que le mouvement n’est pas perçu comme il l’est souvent comme un réflexe corporatiste. L’exécutif aura par conséquent sans doute plus de difficultés à jouer le « peuple » contre les « élites ».

En marge des manifestations du corps judiciaire, les juges administratifs ont également exprimé leur mécontentement, quoique de façon moins audible, le 9 février. Ils s’opposent à une réforme de la procédure administrative suivie à l’égard des étrangers en situation irrégulière qui augmenterait leur charge de travail sans leur donner les moyens d’y répondre. L’autre objet de désaccord concerne un projet de simplification du droit qui pourrait rendre facultatives les conclusions du rapporteur public lorsque « la nature des questions à juger » le permettent. Le principe d’égalité entre les citoyens ne serait alors pas respecté, selon les professionnels.