« Vague bleu Marine » sur le paysage politique français

Revue de la presse française du 5 au 11 mars 2011

Tandis que le Japon vient d’être frappé par un séisme et un tsunami gravissimes dont nul ne mesure encore les conséquences en termes humains et matériels, c’est dans un tout autre registre que la presse française a multiplié cette semaine les images aquatiques. L’événement pourrait se résumer comme suit : la « vague migratoire gigantesque » qui déferle sur les côtes méditerranéennes de l’Europe se serait traduite en une « vague bleu Marine » sur la France et aurait provoqué un « raz-de-marée » sur la scène politique nationale.

L’épicentre du phénomène est à rechercher dans le journal du Parisien, qui a publié dimanche 6 mars les résultats d’un sondage exclusif mené par l’institut Harris Interactive. À l’en croire, si l’élection présidentielle devait se produire maintenant, Marine Le Pen arriverait en tête des intentions de vote avec 23% devant Martine Aubry et Nicolas Sarkozy qui recueilleraient chacun 21% des voix. C’est la première fois qu’une enquête d’opinion exprime l’hypothèse d’un accès au second tour d’un candidat du Front national, même si en réalité le scénario s’était déjà matérialisé au cours du célèbre épisode du 21 avril 2002. Jean-Marie Le Pen, alors dirigeant du parti d’extrême droite, était parvenu à la deuxième place et avait évincé le premier ministre socialiste Lionel Jospin avant d’être battu par le président sortant Jacques Chirac.

Beaucoup de journalistes et de responsables politiques s’accordent pour dire que cette grande popularité du Front national provient à la fois d’une tendance à la droitisation de l’UMP et de la faiblesse de l’alternative représentée par le Parti socialiste, en particulier dans les domaines de la sécurité et de l’immigration. C’est en effet sur ce terrain que les propositions de Marine Le Pen semblent trouver un certain écho auprès de l’électorat, et non en matière économique où son programme est moins solide.

Continuer de chasser sur les terres de l’extrême droite au risque de la renforcer ?

La majorité est divisée sur l’attitude à adopter face à la montée du FN. L’aile plus libérale et centriste plaide pour une distanciation vis-à-vis des thèmes de prédilection de l’extrême droite et notamment pour l’abandon du débat sur l’islam et la laïcité, voulu par le chef de l’État Nicolas Sarkozy et le secrétaire général de l’UMP Jean-François Copé. D’autres élus pensent au contraire qu’il faut répondre aux préoccupations des Français et ne pas laisser pas le champ libre au Front national sur ces sujets.

Le président, fidèle à lui-même, pencherait plutôt pour la seconde stratégie puisque selon le Figaro, il aurait déclaré lors d’un petit-déjeuner avec des représentants du parti : « les valeurs des Français ont évolué vers la droite. […] on voit bien ce que disent les gens : “pas assez d’autorité, pas assez de sécurité, pas assez de fermeté, pas assez de travail” » Il a néanmoins accepté que le gouvernement retire du projet de loi sur l’immigration une des mesures qu’il avait lui-même annoncée en juillet à Grenoble et portant sur la possibilité de déchoir de leur nationalité française les personnes naturalisées depuis moins de dix ans et coupables de crime à l’encontre de dépositaires de l’autorité de l’État.

À plus brève échéance se pose la question des élections cantonales, dont le premier tour se tiendra le dimanche 20 mars. Bien que le Front national ne soit pas en capacité d’aligner des candidats dans l’ensemble des cantons renouvelables, le scrutin a valeur de test pour ses membres et permettra de vérifier si les intentions de vote annoncées par les instituts de sondage se reflèteront dans les urnes. La campagne du FN prend par conséquent largement appui sur l’image de Marine Le Pen alors que l’impopularité du gouvernement en place incite les candidats UMP à jouer la carte locale plutôt que nationale.

Face au risque de débâcle et à la tentation de certains membres de la majorité de s’entendre avec leurs concurrents frontistes, Nicolas Sarkozy a clairement affirmé jeudi qu’« il n’y [aurait] jamais d’alliance entre l’UMP et le Front national. […] Si certains, à l’UMP, [appelaient] à un accord, ils [seraient] exclus. » Il a ajouté qu’en cas de triangulaire, c’est-à-dire de présence au second tour de plus de deux candidats, les membres de la majorité devraient se maintenir « partout où ils le pourront », prenant ainsi le risque de voir des cantons remportés par le FN.

Pas d’alliance avec le FN mais pas non plus de « front républicain »

Des personnalités de l’UMP comme Nathalie Kosciusko-Morizet, Gérard Larcher, Henri de Raincourt ou encore Laurent Wauquiez s’étaient pourtant montrés favorables à la constitution de « fronts républicains » au second tour pour faire barrage à l’extrême droite. Autrement dit, les candidats de l’UMP qui passeraient le premier tour mais qui n’auraient aucune chance d’être élus devraient se désister et appeler à voter en faveur de leur adversaire socialiste. « Stupide », commente le député UMP du Nord Christian Vanneste selon qui « on ne choisit pas entre la peste et le choléra ».

Du côté de la gauche, on partage le constat du rôle de Nicolas Sarkozy dans le renforcement du Front national : son « attitude […] apporte de l’eau au moulin des thèses de l’extrême droite », aux dires de l’ancien ministre Paul Quilès. « [Il] fait le jeu du FN », ajoute le député du Doubs Pierre Moscovici. « C’est vrai qu’il y a une montée du FN et le débat complètement absurde que M. Sarkozy veut lancer sur l’islam va dans ce sens-là », a précisé Laurent Fabius sur les ondes de RTL peu après la publication des résultats du sondage.

Cependant, on s’interroge également sur la conduite à tenir pour éviter la répétition du cauchemar du 21 avril. Ce sont plus particulièrement les primaires qui sont sur la sellette avec une pétition lancée par Michel Vauzelle, le président PS de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur. Le texte, qui appelle à leur annulation, a déjà recueilli plus de dix-sept mille signatures en quinze jours pour le plus grand bonheur des strauss-kahniens. Les partisans de la candidature de Dominique Strauss-Kahn à l’élection présidentielle de 2012 estiment en effet que l’actuel président du FMI aurait les meilleures chances de remporter le scrutin mais que des primaires, qui attireraient surtout des sympathisants socialistes, pourraient aboutir à la désignation d’un autre prétendant. Il est vrai que selon un deuxième sondage toujours commandé par le Parisien auprès d’Harris Interactive, Dominique Strauss-Kahn parviendrait à réaliser un 21 avril à l’envers en arrivant deuxième derrière Marine Le Pen.

La fiabilité des sondages de nouveau en cause

Au-delà de cette onde de choc provoqué par les résultats des sondages sur le paysage politique proprement dit, l’instrument de mesure lui-même n’a pas été épargné et a été accusé de manquer de fiabilité et de servir de base à des manipulations. Le premier argument vise le choix des candidats PS retenus pour l’enquête puisque Ségolène Royal n’a pas été « testée » et que Dominique Strauss-Kahn ne l’a été que dans un deuxième temps. L’inconnue des candidatures, à quatorze mois du scrutin, doit il est vrai pousser à prendre les résultats avec des pincettes. D’autre part, il a été mentionné que les panélistes participant au sondage étaient en même temps inscrits à une loterie pour éventuellement gagner une somme de sept mille euros, mais la commission des sondages n’a pas vu là d’irrégularité. Toutefois, la polémique a eu pour point positif de jeter la lumière sur une proposition de loi d’Hugues Portelli (UMP) et de Jean-Pierre Sueur (PS), d’ores et déjà votée à l’unanimité par Sénat mais pas encore inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée nationale, qui vise à modifier la vieille réglementation de 1977 en matière de sondages d’opinion afin de les rendre plus transparents.

Sur ce sujet, l’économiste Thomas Piketty a publié une intéressante tribune dans les colonnes de Libération dans laquelle il revient sur la méthodologie suivie par les instituts d’enquête et les appelle à publier les intervalles de confiance ainsi que les techniques de redressement. Ces techniques, le plus souvent confidentielles, consistent par exemple à relever de plusieurs points les intentions de vote en faveur du Front national car on suppose que les répondants n’osent pas toujours faire part de leur sympathie pour les partis extrêmes. Thomas Piketty souhaite également que la production de sondages mette davantage l’accent sur la qualité plutôt que sur la quantité en diminuant le nombre d’enquêtes réalisés mais en élargissant les échantillons pour accroître la fiabilité des résultats obtenus.

Les doutes autour de la crédibilité à accorder aux sondages d’opinion sont en France consubstantielles à la diffusion de cet outil après la Deuxième Guerre mondiale. La loi de 1977 avait justement pour but de limiter son influence sur les électeurs en interdisant la publication de résultats la veille de chaque jour de scrutin et pendant le vote. Avec le développement d’Internet, cette disposition est devenue dans une grande mesure obsolète et inapplicable. Enfin, si le personnel politique ne manque jamais de fustiger les sondages, il n’en demeure pas moins l’un des plus grands consommateurs d’enquêtes d’opinion, au point que la Cour des comptes avait épinglé il y a quelques années les dépenses de l’Élysée en la matière.