Usages et mésusages de la méritocratie

Traduction en français de l’article publié le 6 juin sur le blog du projet Firefly

Le récent discours du président de la Réserve fédérale américaine Ben Bernanke aux jeunes diplômés de l’Université de Princeton a beaucoup retenu l’attention, d’abord grâce à un sens de l’humour plutôt inattendu chez un banquier central mais surtout pour sa remise en cause de la méritocratie. Devant de brillants étudiants, dont beaucoup sans doute étaient persuadés qu’ils avaient incontestablement mérité leur fauteuil ce jour-là et les plus hautes places le lendemain, M. Bernanke a en effet déclaré que « la méritocratie était un système où ce sont les gens avec le plus de chance qui empochent les plus grands avantages ». Par conséquent, « ils ont la responsabilité la plus impérieuse de travailler dur, de contribuer à rendre le monde meilleur et de partager leur chance avec les autres » car « c’est la seule manière pour une méritocratie, même imparfaite, de pouvoir être considérée comme juste ».

Dans un pays où précisément la méritocratie est souvent utilisée pour justifier des inégalités sociales supérieures à celles d’autres États de niveau de développement comparable, il est facile de comprendre que de tels propos peuvent jeter un pavé dans la mare du rêve américain. L’argument de Ben Bernanke pourrait ainsi venir à l’appui de propositions comme une plus forte progressivité du système fiscal, réforme que même certains milliardaires comme Warren Buffet ont réclamée au nom de la « justice » et du « sacrifice partagé ».

Les particularités du contexte américain peuvent expliquer pourquoi la notion de méritocratie a immédiatement été associée avec celle d’« avantages » mais il s’agit pourtant d’un abus de langage. La méritocratie, comme le suggère la deuxième partie du mot – ce même « kratos » que l’on retrouve dans « démocratie » ou « aristocratie » –, se rapporte au pouvoir et non à la distribution des richesses. Dans un tel système, la légitimité des dirigeants provient non de leur naissance ou leur richesse mais de leur mérite et de leurs compétences afin d’assurer que le pouvoir est utilisé de la façon la plus efficace au profit de l’intérêt général. La sélection repose donc sur un critère de résultat qui peut conduire à ce que certains « chanceux » obtiennent des positions de pouvoir à l’issue d’une intense compétition. Ce n’est que dans l’hypothèse où toutes les places revenaient aux « chanceux » que la « justice » du système pourrait être mise en doute.

Ceci n’a cependant que peu de liens avec les « avantages » puisque le pouvoir, à la différence de l’argent par exemple, n’est pas à la libre disposition de son possesseur mais n’est qu’un instrument confié par un groupe social pour une durée limitée afin d’accomplir certaines tâches. Si l’on aborde le thème de l’argent, nous vivons à vrai dire déjà dans une société où « les plus chanceux empochent les plus grands avantages » sans qu’il n’y ait à cela de justification valable – en tout cas certainement pas la méritocratie.

Entendu sous cet angle, le discours de M. Bernanke n’est ni un réquisitoire contre la méritocratie, ni un plaidoyer pour la justice mais une simple tentative de rendre plus acceptable pour la population américaine des inégalités sociales en constante augmentation. Elle découle d’un raisonnement somme toute classique selon lequel ceux qui sont mieux dotés devraient en proportion « contribuer à rendre le monde meilleur ». En d’autres termes, les riches devraient agir en philanthropes pour apporter a posteriori une justification morale à leur situation comparativement privilégiée. C’est cette même philosophie qui a inspiré de fameux « barons voleurs » comme Andrew Carnegie ou John Rockefeller … au XIXe siècle.

Son corollaire est que le gouvernement n’a pas de rôle à jouer pour tenter de modifier l’état de fait dans lequel « les gens avec le plus de chance empochent les plus grands avantages » – objectif de mesures comme les limitations de revenus ou l’accroissement de la fiscalité et de la redistribution. Pendant les trente dernières années où cette politique d’absentionnisme a été suivie, non seulement la philanthropie privée a échoué, malgré une croissance économique considérable, à faire reculer la pauvreté – c’est le parfait opposé qui s’est produit - mais la dérégulation a en plus fait plonger les États-Unis et le reste du monde dans la plus grave crise économique depuis 1929.

Plus loin dans son discours, M. Bernanke ajoute que les « résultats mauvais ou inexistants » des politiciens et du gouvernement provenaient plus souvent de leur manque d’« efficacité » que de « mobiles malhonnêtes et de viles intentions ». Il est vrai que s’ils étaient jugés, comme ils devraient l’être dans une méritocratie en bon état de fonctionnement, sur leur capacité à résoudre les problèmes élémentaires de la population comme la stagnation économique, beaucoup de ces dirigeants auraient déjà perdu leur poste. M. Bernanke conclut que l’économie est « un domaine très sophistiqué de la pensée qui excelle à démontrer au gouvernement pourquoi ses choix passés étaient mauvais » : il a peut-être bien fait de poser la question de son éventuel retour à l’université.