Sans tribunaux indépendants, la Pologne ne peut pas rester membre de l’UE

Traduction en français d’un article publié le 19 mars 2017 par Laboratorium Więź, parue dans le Courrier de Pologne le 23 mars 2017.

Après avoir fait main basse sur le parquet et le Tribunal constitutionnel, le parti Droit et justice (PiS), majoritaire au Parlement polonais, s’attaque au Conseil national de la magistrature et aux tribunaux de droit commun. Face aux inquiétudes exprimées par la Commission européenne et la chancelière allemande Angela Merkel, le gouvernement du Premier ministre Beata Szydło et le député Jarosław Kaczyński, dirigeant du PiS représentant à lui tout seul l’instance ultime de décision au sein de l’État polonais, dénoncent des « ingérences extérieures » dans des affaires qui ne concernent selon eux que les Polonais. Ce raisonnement méconnaît toutefois l’architecture du système d’exécution du droit européen.

En effet, comme l’a exprimé de façon imagée le ministre des Affaires étrangères Witold Waszczykowski dans son récent discours aux députés, « toute la construction de l’édifice européen repose sur les fondations » contenues dans les traités. Tout le reste, c’est-à-dire des dizaines de milliers de pages de normes résultant de soixante ans d’activité des institutions de l’Union européenne et régulant les questions les plus diverses, de la proportion minimale de beurre de cacao dans le chocolat aux procédures d’exécution des fonds européens, ne constitue rien de plus que du droit « dérivé ».

La base juridique de toutes ces normes se trouve dans les sources de droit dit « primaire », c’est-à-dire les fameux traités signés et ratifiés de manière volontaire par les États membres de l’Union, dont la Pologne. Les traités de Rome, adoptés le 25 mars 1957, célèbrent justement ce samedi leur 60e anniversaire. Bien qu’à l’époque, il ne pouvait y avoir de représentant polonais parmi les fondateurs des Communautés européennes, les traités de Rome lient aussi la Pologne car ils font partie du traité d’accession approuvé en 2003 à la suite d’un referendum qui a remporté l’adhésion d’une majorité de citoyens polonais.

L’UE ne dispose pas de moyen coercitif propre d’exécution du droit

Comment toutefois garantir que la Pologne et les autres États membres s’acquittent des engagements pris ? À la différence de l’Union soviétique avec laquelle certains responsables politiques comparent parfois l’UE, « Bruxelles » ne dispose ni de sa propre police, ni d’une armée capable d’imposer le respect du droit communautaire. Le Commission européenne peut prononcer des sanctions financières contre les États membres, la Cour de justice les condamner, mais aucune des institutions communautaires ne possède de moyen coercitif d’exécution.

De fait, le pouvoir d’utiliser de tels instruments (dans les limites du territoire de l’État) et l’immunité face aux exécutions entamées par un autre État – ou un autre organe extérieur, par exemple une institution européenne – comptent parmi les attributs d’États pleinement souverains. Du temps de la guerre froide avait cours, dans le bloc de l’est, le concept de « souveraineté limitée » qui avait notamment servi à justifier l’intervention en 1968 des forces armées du pacte de Varsovie en Tchécoslovaquie, sans toutefois reconnaître de manière franche que les pays du camp socialiste n’étaient que des satellites de l’URSS. Si quelqu’un se pose la question, aucune menace de ce type n’existe dans l’Union européenne.

Néanmoins, il est vrai que les États membres de l’UE ont renoncé à une partie de leur souveraineté individuelle. Sans ce geste, l’Union ne pourrait tout simplement pas fonctionner. La France pourrait interdire aux entreprises d’embaucher des travailleurs détachés, le Royaume-Uni ne pas attribuer de bourse aux étudiants étrangers et l’Allemagne ne pas autoriser la mise sur le marché de bières qui ne respectent pas les critères très restrictifs définis dans le décret sur la pureté de la bière de 1516.

Comme Ulysse avait accepté de son plein gré d’avoir les mains liées pour ne pas succomber au chant des sirènes, les gouvernements doivent restreindre leur autonomie d’action pour pouvoir atteindre les objectifs fixés en commun dans l’UE. En définitive, toutes les décisions « communautaires » sont, il faut le rappeler, adoptées par les États membres eux-mêmes, le plus souvent par consensus et sans qu’il soit besoin d’organiser un vote formel.

Toutefois, afin de ne pas confier aux institutions communautaires et supranationales de mécanisme coercitif d’exécution du droit, les gouvernements nationaux ont accepté un compromis entre l’impératif de respecter la souveraineté individuelle de chaque État membre et la volonté de faire de l’Union une organisation efficace et capable de remplir les missions que lui confient en commun ces mêmes États.

Les organes d’exécution nationaux sont tenus d’appliquer le droit européen

Cette solution, qui repose sur la règle inscrite dans les traités de coopération loyale entre l’UE et les États membres, ne créé pas de nouvel organe d’exécution mais requiert des organes d’exécution au niveau national (tribunaux, police, administration…) qu’ils appliquent le droit européen. Par exemple, si la Commission européenne ou la Cour de justice se prononce pour la restitution d’une aide publique versée en violation des règles communautaires, le même État excessivement généreux devra recouvrir l’indu auprès de l’entreprise qui en a bénéficié.

Cette apparente schizophrénie découle du caractère « vertical » d’une grande partie des dispositions du droit européen, c’est-à-dire qu’elles créent des droits et obligations non pas entre personnes privées (situation « horizontale ») mais entre personnes privées et États. Il s’ensuit que de nombreux contentieux impliquant des règles communautaires ont également ce caractère « vertical ». Or, en l’absence de mécanisme véritablement européen d’exécution du droit, ce sont les États qui doivent souvent se mordre la queue.

Il faut à cela ajouter que seule une faible part du nombre total de ces contentieux sont traitées à Bruxelles ou à Luxembourg, car les possibilités pour les personnes privées de s’adresser directement à la Commission européenne ou à la Cour de justice sont très limitées. En réalité, ce sont les juges nationaux qui sont les premiers juges du droit européen. Il est donc plus que compréhensible que leur sort intéresse au plus haut point les institutions communautaires.

Lorsque l’indépendance de la justice dans un État membre est menacée, les magistrats risquent de plus pouvoir juger en défaveur de leur propre gouvernement, même quand celui-ci a tort au regard des normes du droit. Les juges pourraient en effet craindre des représailles, par exemple des freins à leur évolution de carrière ou des procédures disciplinaires. À la lecture du projet de réforme de la justice et de certaines déclarations de la direction du ministère de la Justice, il est difficile de soutenir que ces risques ne sont qu’hypothétiques.

Conduire à son terme la procédure de sauvegarde de l’Etat de droit

Quelles peuvent être les conséquences de la limitation de l’indépendance de la justice ? Sur le plan formel, les autorités polonaises continueraient à transposer dans l’ordre juridique interne les directives adoptées à Bruxelles, car tout manquement dans ce domaine permettrait à la Commission européenne de déclencher directement des procédures contre l’État polonais.

Toutefois, au niveau opérationnel, par exemple dans les administrations, le gouvernement pourrait bloquer l’application de mesures jugées néfastes ou inversement, forcer par des notes de service l’application de pratiques non conformes au droit communautaire. Les personnes lésées qui s’adresseraient ensuite aux tribunaux administratifs pour obtenir réparation auraient peu de chances d’obtenir un jugement « légal », étant donné que les magistrats ne sont pas obligés de poser de question préjudicielle à la Cour de justice de Luxembourg s’ils estiment que le droit européen est suffisamment clair. On imagine sans mal que sous la pression de leur hiérarchie, les juges n’auront pas de doute sur la conformité avec le droit communautaire de l’interprétation faite par l’administration, et avant qu’une instance supérieure ne s’en mêle, quelques années auront passé.

Une telle situation est d’autant plus dangereuse qu’en raison même des compétences et des objectifs de l’Union, les parties à ce type de contentieux sont souvent des personnes étrangères qui questionnent par exemple la légalité de mesures protectionnistes, incompatibles avec les quatre grandes libertés du marché unique. S’il s’avère qu’en Pologne, les tribunaux cessent de faire appliquer le droit européen et que la Commission européenne demeure impuissante devant ce problème, il existe un risque sérieux de réaction en chaîne dans d’autres États membres qui adopteront des mesures unilatérales de rétorsion.

Alors que la diplomatie polonaise déclare aujourd’hui s’opposer à l’Europe à plusieurs vitesses au nom de la défense de l’unité de l’UE, le non-respect de la règle de coopération loyale constitue à cet égard une menace bien plus redoutable. Elle pourrait même conduire à la fin du grand projet communautaire car en l’absence de mécanisme coercitif propre d’exécution du droit et de bonne volonté des États parties, les traités seuls ne valent pas plus que le papier sur lequel ils sont imprimés.

Le président du PiS Jarosław Kaczyński, juriste de formation, devrait comprendre que pour le bien de l’Union et de la Pologne, la Commission européenne doit se mêler d’affaires « qui ne la concernent pas » et que les procédures de sauvegarde de l’État de droit doivent être poursuivies aussi loin que possible. De cette façon, la Commission exerce précisément la fonction que lui a conférée l’ensemble des États membres : être la « gardienne des traités ». Or ceux-ci sont bien, comme l’a remarqué le ministre Witold Waszczykowski, le fondement de l’Union.