Le travail organique en Pologne : origines et manifestations

Texte rédigé en avril 2010, republié le 6 janvier 2013 à l’occasion de l’année Hipolit Cegielski décrétée par le Conseil de la voïvodie de Grande-Pologne pour le deux centième anniversaire de sa naissance.

À en juger par le faible nombre d’études menées sur le thème du travail organique et leur relative ancienneté, il semblerait que les historiens aient surtout retenu, de la typologie de Michał Bobrzyński des deux voies vers l’indépendance nationale, celle des insurrections armées. Si un tel penchant peut se comprendre du point de vue de la mémoire collective, plus sensible aux grands élans romantiques qu’à l’austère labeur des industriels, des commerçants et des professeurs, l’historiographie ne saurait justifier ses lacunes en utilisant de semblables arguments, d’autant que le travail organique a joué un rôle déterminant mais largement occulté dans la renaissance de l’État polonais en 1918.

Dans une perspective plus contemporaine, alors que l’Europe ne cesse d’être hantée par l’idée de son propre déclin, il est possible de puiser dans le travail organique de l’inspiration pour redonner à chacun la place qu’il mérite dans la société et retrouver le sens d’un « bien commun » aujourd’hui pris en tenaille entre, d’une part, un individualisme égoïste et, de l’autre, un étatisme déresponsabilisant. Certes, nous ne sommes pas encore directement menacés d’extinction culturelle, quoi qu’en disent certains journalistes provocateurs. On ne peut cependant qu’être frappé par le contraste qui sépare le dynamisme des pays émergents et la certaine lenteur, pour ne pas dire langueur, qui paralyse le Vieux Continent. Où est donc passé l’esprit pionnier des entrepreneurs européens du XIXe siècle, travaillant à la fois pour leur profit personnel mais aussi pour la diffusion du progrès technique et social ?

Le présent mémoire n’a pas pour ambition de synthétiser l’ensemble des publications existantes sur le travail organique, ni de défricher des champs laissés encore aujourd’hui intacts par les historiens. S’adressant à un public francophone et non spécialiste, il se contente de dépeindre le portrait du phénomène au travers de quelques grandes figures et organisations sans omettre de rappeler en toile de fond le contexte historique dans lequel il a vu le jour. Il suscitera peut-être ainsi l’intérêt de personnes qui voudront eux aussi plus tard poursuivre ce véritable travail de Sisyphe qu’est la recherche scientifique.

Le travail organique : définition et contexte

Plus qu’une doctrine, le terme de travail organique désigne avant tout un ensemble de pratiques dont le point commun est d’avoir pour finalité, par le biais d’un développement économique, social et culturel des masses, de garder en vie en l’absence d’État indépendant l’esprit national polonais avec l’espoir à long terme de recouvrer une souveraineté pleine et entière. Rappelons en effet qu’après 1795, date du troisième et dernier partage de son territoire entre les voisins autrichien, prussien et russe, l’État polonais disparaît des cartes de l’Europe. Les patriotes, malgré leur opposition féroce, ne parvinrent pas à ébranler cette nouvelle configuration et après l’espoir suscité par la création en 1807 d’un Duché de Varsovie sous influence napoléonienne, le Congrès de Vienne de 1815 ne leur apporta qu’une piètre consolation : le tsar Alexandre Ier, grand vainqueur de l’Empereur français, admit à l’issue des négociations l’existence d’un Royaume du Congrès relativement autonome au sein de la Russie avec une Constitution propre et une armée séparée. Cet embryon d’État ne pouvait cependant pas satisfaire les indépendantistes polonais les plus fervents en raison notamment de ses frontières qui étaient bien loin d’embrasser l’ensemble du territoire de l’ancienne République.

En conséquence, ils profitèrent du caractère plutôt libéral pour l’époque du régime politique du Royaume pour former des sociétés secrètes et se préparer à une action d’envergure qui restaurerait l’État polonais dans ses frontières de 1772 et supprimerait toute tutelle étrangère. Après la montée sur le trône russe en 1825 d’un Nicolas Ier aux idées beaucoup plus conservatrices que son défunt frère, la tension grimpa avec les patriotes polonais jusqu’à ce qu’une étincelle mît le feu aux poudres et déclenchât l’Insurrection de novembre 1830. En réaction à la mobilisation décrétée par le tsar dans le Royaume du Congrès pour honorer la Sainte-Alliance et venir mettre un terme aux agitations révolutionnaires en France et en Hollande, les Polonais se révoltèrent et prononcèrent la destitution de Nicolas Ier de son titre de roi de Pologne. Toutefois, ces velléités indépendantistes furent rapidement matées par les troupes russes et l’insurrection s’éteignit avant l’hiver 1831 avec la capitulation de Varsovie.

Plusieurs leçons sont à retenir de cet événement. Premièrement, les puissances occidentales, trop heureuses de voir l’armée tsariste fixée à l’Est, déjouèrent les attentes des insurgés polonais et ne leur apportèrent pas de réel soutien. Deuxièmement, de nombreux membres de l’élite nationale furent contraints de s’exiler pour échapper à la répression du pouvoir pétersbourgeois et trouvèrent refuge en France et en Angleterre. Troisièmement, dans les parties prussienne et russe de l’ancienne Pologne, les autorités prirent un tournant extrêmement réactionnaire qui se manifesta par la fermeture d’églises, d’universités et d’autres foyers culturels ainsi que par un début de colonisation germanique à l’ouest. La perspective de l’indépendance était donc de nouveau repoussée pour un temps et en attendant une conjoncture plus favorable, les défenseurs de l’idée nationale polonaise durent trouver un autre moyen d’action face aux tentatives d’acculturation étrangère.

Les premiers pas du travail organique dans la Pologne prussienne

Alors que l’on situe généralement les Lumières polonaises dans la région de Varsovie où se réunissait la cour du dernier roi de Pologne Stanislas Auguste Poniatowski, ce fut dans la partie prussienne, en particulier autour de la ville de Poznań, que fleurirent les premières réalisations du travail organique. Bien qu’il existât un lien direct entre ce courant et les idées progressistes de la fin du XVIIIe siècle dans le domaine de l’éducation, le terrain prussien était beaucoup plus fertile pour les initiatives des philanthropes polonais en raison, d’une part, d’une certaine tolérance de Berlin à leur égard et, d’autre part, de conditions juridiques et socio-économiques très avancées en comparaison de celles que l’on pouvait trouver dans les Empires autrichien et russe.

L’illustration la plus frappante en est sans aucun doute l’abolition du servage décidée en 1807. Cette réforme eut pour effet non seulement d’accélérer l’urbanisation et le développement du capitalisme industriel en libérant les paysans des obligations qui les attachaient à une terre, mais aussi d’atténuer les conflits d’intérêts entre l’aristocratie terrienne et la bourgeoisie. Il est important de garder à l’esprit qu’en Pologne comme ailleurs, la question nationale s’est très souvent doublée d’un volet social et que de l’entente entre les différentes couches de la population dépendait la réussite de la construction de l’État-nation. Pour ce motif, l’historiographie communiste a longtemps déconsidéré le travail organique en affirmant que l’entreprise ne visait qu’à protéger les positions des classes dominantes polonaises, c’est-à-dire des grands propriétaires, des commerçants et des industriels, contre les opérations prussiennes de colonisation. L’explication contient certainement un élément de vérité mais ne suffit pas à rendre compte avec précision de la réalité puisque, nous le verrons plus loin dans notre analyse, les élites polonaises ont parfois trouvé plus profitable de collaborer avec la puissance occupante.

Parmi les grandes figures du travail organique en Pologne prussienne, citons d’abord Karol Marcinkowski. Originaire de Poznań, il participa à l’insurrection de 1830 à Varsovie avant de devoir s’enfuir au Royaume-Uni puis en France. De retour en sa ville natale, il fut fait prisonnier quelques années par les autorités prussiennes. Toutefois, parce qu’il était médecin et que la région fut frappée par une épidémie de choléra, il fut relâché en 1837 et commenca alors à se lancer dans diverses activités philanthropiques : soins gratuits pour les pauvres, fondation en 1841 de la Société de secours scolaire qui offrait des bourses aux étudiants méritants d’origine modeste, ouverture la même année du Bazar de Poznań pour dynamiser l’activité économique… Lui-même de famille roturière, Marcinkowski n’en reçut pas moins un large soutien de l’aristocratie terrienne ainsi que de l’Église, également menacée par le processus d’acculturation germanique.

L’histoire de cet homme qui consacra toute sa vie au bien public et qui ne se maria jamais en dépit des sentiments que lui portait la patriote exaltée et richissime Emilia Sczaniecka inspira peut-être Stefan Żeromski pour son roman Ludzie bezdomni (litt. « Les gens sans maison »), publié en 1900. Comme Marcinkowski, le personnage principal Tomasz Judym est un médecin qui rentre en Pologne après avoir passé quelque temps à Paris pour approfondir ses compétences. Refusant toute compromission, il démissionne de son poste à l’établissement thermal de Cisy quand il s’aperçoit que la direction privilégie la santé financière de l’entreprise au détriment de la santé physique des patients. De plus, conscient de sa responsabilité à l’égard de la société, il décline l’amour de Joanna Podborska pour ne pas se détourner de la mission qu’il s’est fixée, c’est-à-dire l’amélioration des conditions d’hygiène et du bien-être de la population.

On retrouve également ce type de héros malheureux, incapable de concilier ses désirs personnels et ses devoirs envers la collectivité, dans la littérature positiviste polonaise du XIXe siècle sous les grandes plumes d’Eliza Orzeszkowa, Bolesław Prus ou encore Aleksander Świętochowski. Toutefois, on remarquera que ces auteurs se rattachent plutôt à l’est des territoires polonais, autrement dit à la partie russe. Le déplacement du centre de gravité du travail organique peut sans doute s’expliquer par l’ouverture d’une fenêtre d’opportunité à la mort de Nicolas Ier en 1855. Son successeur Alexandre II est, dit-on alors, plus sensible aux idées libérales et surtout, il monte sur le trône dans un contexte de crise puisque la guerre de Crimée dévoile aux yeux de toute l’Europe les faiblesses d’un pays considéré jusque là comme la première puissance militaire du continent. De façon plus secondaire, le travail organique perd aussi de son importance en Pologne prussienne. Après quelques décennies d’activité, l’analphabétisme est en fort recul tandis que le progrès technique se diffuse dans les campagnes grâce notamment aux cercles agricoles de Maksymilian Jackowski et aux machines de Hipolit Cegielski. On peut donc dire que dans les années 1860, la mission historique du travail organique s’achève partiellement à l’ouest et se tourne désormais vers la partie russe.

La diffusion des pratiques dans la Pologne russe

Il se déroula néanmoins un événement déterminant et, doit-on ajouter, tragique entre le début du règne d’Alexandre II et l’essor du travail organique dans la Pologne russe : l’Insurrection de janvier 1863. Dans un climat de détente et de libéralisation du régime, les Polonais espéraient obtenir des concessions du nouveau tsar mais ils étaient très divisés sur la méthode à suivre. D’un côté, les Blancs d’Andrzej Zamoyski cherchaient à collaborer avec Saint-Pétersbourg pour retrouver une autonomie comparable à celle dont jouissait le petit Royaume du Congrès sans cependant aller jusqu’à réclamer l’indépendance, option qui leur paraissait trop risquée et irréaliste. De l’autre, les Rouges se montraient intransigeants et étaient prêts à déclencher une nouvelle insurrection armée pour atteindre leurs objectifs : l’instauration d’un régime démocratique et le retour à une souveraineté pleine et entière de la nation polonaise dans ses frontières d’avant les partages.

Le soulèvement dura plus d’un an et resta gravé dans les mémoires comme le plus meurtrier du XIXe siècle, entraînant la mort de plus de 30 000 Polonais, la déportation en Sibérie d’autres dizaines de milliers, de considérables dégâts matériels et la perte du restant d’autonomie héritée de 1830. Les biens des insurgés furent saisis tandis que l’administration et l’enseignement furent entièrement russifiés. Les patriotes tombèrent dans un profond désarroi, d’autant que les manifestations de sympathie des puissances occidentales s’en tinrent finalement à de la diplomatie verbale et que l’émancipation des paysans polonais prononcée par le tsar en 1864 semblait, pour un temps du moins, apaiser les campagnes. Isolés, affaiblis et profondément marqués par la sanglante répression du pouvoir tsariste, les indépendantistes n’eurent d’autre choix que de se reconvertir dans des activités moins spectaculaires et plus économes en vies humaines.

La diffusion au même moment des idées positivistes d’Auguste Comte eut une influence significative sur la réception des pratiques du travail organique dans la Pologne russe, officiellement appelée alors « Pays de la Vistule ». Encore aujourd’hui, on tend à associer les deux notions alors que le travail organique est antérieur au positivisme et qu’au travers de certaines de ses manifestations, il le contredit sur des points comme par exemple la place de l’Église. En revanche, le positivisme contribua à formaliser le concept de travail organique et à lui donner une plus forte consistance théorique. C’est pourquoi le travail organique de Poznań évoque plutôt des institutions comme la Société de secours scolaire ou le Bazar, tandis que le travail organique de Varsovie est avant tout représenté par l’École centrale (Szkoła Główna) dont sont issus les écrivains mentionnés plus haut Aleksander Świętochowski et Bolesław Prus mais aussi le futur lauréat du prix Nobel de littérature Henryk Sienkiewicz. Ce groupe avait aussi son organe de presse, la Revue hebdomadaire de la vie sociale, de la littérature et des beaux-arts (Przegląd Tygodniowy Życia Społecznego, Literatury i Sztuk Pięknych) où apparut notamment l’autre nom du travail organique, le travail à la base (praca u podstaw), forgé par Świętochowski.

Plus concrètement, l’école de Varsovie tira du positivisme une vision organique de la société, c’est-à-dire qu’elle la considérait comme un organisme vivant dont le bon fonctionnement dépendait de la santé de ses différents organes. C’était par conséquent à la base de la société qu’il fallait agir, et non à son sommet ― le contexte politique de l’époque ne permettait de toute façon pas de faire autrement. Toutefois, les travailleurs organiques ne perdaient jamais de vue dans l’accomplissement de leurs tâches leur but final qui demeurait l’indépendance nationale. Au niveau de l’éthique d’action, le décalage avec le romantisme fut sans aucun doute plus grand qu’avec l’école de Poznań puisque les positivistes varsoviens ne manquèrent jamais une occasion de dénoncer le gâchis occasionné par les insurrections. Leur vision utilitariste pouvait difficilement s’accommoder de l’aspect sacrificiel des romantiques, capables de souffrir l’annihilation pour arracher de leurs adversaires une victoire morale.

Cet esprit est très palpable dans la littérature positiviste de l’époque, relativement pauvre en poésie, car les élèves de l’École centrale privilégiaient la fonction sociale des imprimés sur l’apport artistique. Piotr Chmielowski, professeur d’histoire de la littérature également issu de l’École centrale, publia ainsi un article en 1872 dénommé « L’utilitarisme dans la littérature ». La forme d’expression dominante fut donc, en dehors des journaux et magazines, le roman. Le narrateur, souvent omniscient, cherchait à dépeindre la réalité sociale du moment sans se mettre en avant ― d’où un usage rare de la première personne du singulier ― tout en concevant des personnages capables de servir de modèle à la population. Les auteurs se sentaient en effet investis de la mission de lui inculquer le sens du devoir envers la collectivité et de l’intérêt général.

En parallèle, on ne saurait passer sous silence les pratiques du travail organique dans le Pays de la Vistule. Elles furent plus difficiles à mettre en place qu’en Pologne prussienne en raison du régime policier de Saint-Pétersbourg et durent en conséquence se réfugier dans la clandestinité. Par ailleurs, le retard économique de l’Empire russe n’ouvrait pas de grandes perspectives de développement industriel, aussi les travailleurs organiques de la région se concentrèrent sur les campagnes et sur l’éducation. Les manuels de polonais de Konrad Proszyński sortirent selon la légende des millions de paysans de l’analphabétisme et renouèrent en un sens avec la tradition des Lumières polonaises puisque le pédagogue ne cachait pas son admiration pour Stanisław Staszic, président au début du XIXe siècle de la Société varsovienne des Amis des Sciences (Towarzystwo Warszawskie Przyjaciół Nauk). C’est également dans ces années 1870-1880 que naquit l’Université volante, une idée qui fit date en germant de nouveau un siècle plus tard dans la Pologne communiste.

Dans l’ensemble, les efforts des travailleurs organiques réussirent à faire obstacle aux manœuvres de russification ordonnée par le tsar et à insuffler aux masses le sentiment national polonais. La question sociale ne fut cependant pas réglée et c’est dans une large mesure elle qui vint mettre un terme à la domination intellectuelle du courant du travail organique au profit des idéologies socialiste, nationaliste et agrairienne. Même si la Pologne russe était moins développée que la partie prussienne, Varsovie demeurait un foyer culturel incontournable et allait donc constituer le berceau des principaux partis qui structureraient le paysage politique jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Avant de conclure cette étude, il est néanmoins encore nécessaire d’évoquer en marge la situation de la Pologne autrichienne.

Un moindre impact dans la Pologne autrichienne

Bien que la Pologne habsbourgeoise fût elle aussi sensible aux aspirations nationales et qu’elle fût le théâtre d’insurrections comme en 1846 et en 1848, le travail organique n’y prit jamais l’ampleur qu’il put revêtir dans les parties prussienne et russe. Consciente du caractère plurinational de l’Empire, Vienne n’a pas, à la différence de Berlin et Moscou, cherché à faire table rase des nations sous sa domination et s’est contentée d’y maintenir l’ordre et d’en tirer les fruits par le biais d’une administration extrêmement développée et efficace. Les nations disposaient donc d’une relative autonomie et n’avaient pas besoin de mener une lutte larvée contre le pouvoir central pour par exemple faire usage de leur langue dans l’administration et l’enseignement.

De plus, le contexte social est encore une fois déterminant pour tenter d’expliquer l’ancrage moindre du travail organique dans la Pologne autrichienne. Les aristocrates polonais n’eurent pas à subir de concurrence des colons prussiens ou les réquisitions russes : leurs droits étaient dans l’ensemble reconnus par la Couronne. Ils étaient donc relativement favorables au pouvoir des Habsbourg et redoutaient davantage l’agitation et les troubles sociaux que ne manquerait pas d’occasionner une insurrection. Ils en eurent la confirmation lors de l’Insurrection de 1846, au cours de laquelle les paysans ne se révoltèrent pas contre les autorités impériales mais contre les propriétaires terriens polonais en brûlant leurs manoirs. Les villes étaient certes plus enthousiastes à l’égard de la cause nationale mais elles étaient assez peu peuplées et en retard économique du fait de la négligence de Vienne. Comme en Russie, l’Empereur sut jouer des divisions sociales en mettant fin au servage en 1848, de sorte que les nationalistes furent privés d’arguments pour soulever les campagnes. Enfin, les Habsbourg étant également catholiques, la religion ne pouvait pas constituer une source d’antagonisme.

Il y eut malgré tout dans la région quelques initiatives que l’on peut rattacher au mouvement du travail organique, notamment l’Association de l’École populaire (Towarzystwo Szkoły Ludowej) cofondée par le pionnier de l’industrie pétrolière en Galicie Stanisław Szczepanowski, ou encore les Sokoły (litt. « faucons »), associations sportives teintées d’hygiénisme et de nationalisme très répandues à cette période en Europe centrale. Cracovie, menacée de tomber en ruine en raison des fréquents stationnements de troupes russes et autrichiennes et de l’incurie des autorités viennoises, fut finalement reprise en main par ses propres habitants qui financèrent, sous l’égide de Józef Dietl, la restauration de ses monuments, des embellissements urbains mais aussi la repolonisation de l’Université Jagellonne ou encore la création de l’Académie des Savoirs (Akademia Umiejętności).

La portée plus limitée de ces actions provient probablement du fait que le travail organique n’était pas en Pologne autrichienne aussi nécessaire qu’ailleurs. Si à Varsovie se développèrent dans les années 1890 de nouveaux partis politiques qui rompirent de fait avec la stratégie politique des travailleurs organiques, Cracovie vit simultanément émerger le courant artistique de la Jeune Pologne (Młoda Polska), néoromantique et opposé à la pensée positiviste jusque là dominante. Le vent du travail organique qui s’était levé un demi-siècle plus tôt à l’ouest s’épuise ici, à l’orée du XXe siècle, après avoir traversé toute la Pologne. Il n’aura pas vécu suffisamment longtemps pour voir son vœu se réaliser : la renaissance d’un État indépendant.

Conclusion

Nous l’avons vu, il est extrêmement difficile d’écrire une histoire linéaire du travail organique en Pologne compte tenu des divergences de situation entre les territoires et du caractère pratique et mouvant de cette idée. Certains seraient tentés de croire que son extinction précoce et que la proclamation de 1918 prouvent la supériorité du romantisme sur le travail à la base. Pourtant, l’épisode de la Première Guerre mondiale ne fait que confirmer les thèses des travailleurs organiques, raillés et surnommés « millénaristes » en raison de leur intention supposée de repousser le retour de la souveraineté à mille ans. Seule la conflagration de l’ordre européen tel que conçu par les diplomates du Congrès de Vienne était susceptible de redonner à la Pologne un espace sur les cartes du Vieux Continent. Roman Dmowski et Józef Piłsudski, principaux leaders du pays au début du XXe siècle, ne s’y sont d’ailleurs pas trompés et ont su se servir de la guerre pour défendre leurs intérêts nationaux plutôt que de se lancer dans un énième suicide collectif. Outre la justesse de la lecture de l’équilibre géopolitique de l’Europe, il faut reconnaître à l’école du travail organique d’avoir posé les bases du futur État polonais et d’avoir ainsi contribué à sa viabilité jusqu’en 1939 : système éducatif, industrie, réseaux de transport et autres infrastructures, liens sociaux… sans lesquels la souveraineté n’aurait été qu’un mot vain.

Bien sûr, il ne s’agit pas de tomber dans l’excès inverse et de chercher à retirer tout mérite aux insurrections armées qui ont, elles aussi, forgé la mémoire nationale en donnant à la Pologne des héros, des commémorations, autrement dit un patrimoine commun constitutif d’une identité nationale. Comme indiqué en introduction, le présent mémoire vise surtout à réparer une injustice et à servir de source d’inspiration dans une époque certes très différente mais où se font jour certains thèmes auxquels le travail organique peut apporter des solutions : fracture sociale, incapacité de l’État providence à répondre aux besoins sans cesse croissants des citoyens ou bien fragilisation de la notion d’intérêt général. Faut-il encore se montrer à la hauteur de la nécessité.

Bibliographie

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– Hanna Dylągowa, Historia Polski : 1795-1990, Instytut Europy Środkowo-Wschodniej, Lublin, 2000
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– Stefan Kieniewicz, Les problèmes du travail organique en Pologne (1840-1980), Państwowe Wydawnictwo Naukowe, Varsovie, 1985
– Tomasz Kizwalter et Jerzy Skowronek, Droga do niepodłegości czy program defensywny? Praca organiczna ― programy i motywy, Instytut Wydawniczy Pax, Varsovie, 1988