À quoi devrait ressembler une Europe fédérale ?
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le fédéralisme allemand contemporain, souvent cité en exemple pour une éventuelle fédération européenne, ait en réalité été imposé par les Alliés à la sortie de la Deuxième Guerre mondiale pour empêcher la réémergence de l’impérialisme allemand et le retour à la Machtpolitik, quand a contrario les fédéralistes européens sont généralement partisans d’une plus grande concentration du pouvoir au profit des institutions de l’UE et d’une extension de leur champ de compétences, y compris dans des domaines traditionnellement réservés aux États-nations comme la fiscalité, la politique étrangère et la défense.
Vu sous cet angle, le fédéralisme européen semble plus proche de son équivalent américain classique, développé à la fin du XVIIIe siècle avec l’idée qu’un gouvernement fort et centralisé était nécessaire pour que les jeunes États-Unis puissent directement lever des impôts, une armée et ainsi préserver leur indépendence. On se souviendra également qu’Alexander Hamilton, alors Secrétaire du Trésor et futur fondateur du Parti fédéraliste, avait à l’époque proposé de transférer les dettes des États au niveau fédéral, une suggestion qui n’est pas sans rappeler les débats de notre temps autour du fonds de rédemption européen et des euro-obligations.
Les États-Unis d’Europe plutôt qu’un Bund ? les obstacles à la réalisation de ce rêve, déjà formulé il y a plus de cent cinquante ans par Victor Hugo, n’ont pas changé depuis lors. La grande diversité linguistique et culturelle, le profond enracinement des États-nations mais encore l’absence de menace existentielle immédiate qui mettrait les Européens face à un dilemme simple, « s’unir ou périr », font que nul ne se presse d’aller de l’avant sur la voie d’une plus forte intégration européenne – les progrès les plus notables ayant précisément résulté de pressions extérieures comme la présence américaine ou le danger soviétique. Dans le même temps, le reste du monde, moins embarrassé de scrupules, poursuit sa route pour adopter, d’une manière ou d’une autre, la forme qui convient à notre siècle.
Tout comme les obstacles, les objectifs sont connus de longue date : formation d’une armée européenne capable d’assurer la défense de l’ensemble de l’Union et de protéger ses intérêts à l’extérieur ; création d’un mécanisme de ressources propres afin de doter l’UE des moyens de ses politiques et de la responsabiliser devant les citoyens contribuables ; généralisation du système de vote à la majorité qualifiée à la quasi totalité des domaines d’action, politique étrangère incluse ; renforcement des institutions dites « communautaires », en particulier de la Commission, afin que sa composition n’en fasse pas un Conseil bis et que ses pouvoirs trouvent pleinement à s’exercer sur les sujets d’intérêt commun comme la politique d’immigration et d’asile, la planification des infrastructures ou encore la lutte contre la criminalité transfrontalière avec la création d’un véritable parquet européen. Intérêt commun qui peut au demeurant ne pas être unanimement partagé.
Ces propositions ont pour la plupart fait l’objet de rapports, d’études, d’analyses voire de projets de traité sans que nous soyons parvenus, en l’espace de plus qu’un demi-siècle, à leur donner vie. Même face aux crises les plus graves ou les plus traumatiques pour l’opinion – la stagnation économique qui étouffe une grande partie de l’Union depuis déjà six ans, la tragédie de Lampedusa, la coupable passivité de la diplomatie européenne à l’égard des conflits meurtriers qui se déroulent dans notre voisinage –, la force des freins semble jusqu’ici avoir été supérieure à celle de l’élan. Puisque le présent essai porte néanmoins sur le résultat à atteindre plus que le chemin à suivre, laissons de côté la vision fédéraliste classique largement traitée ailleurs pour affiner les traits que pourrait – et devrait – prendre l’Europe fédérale du XXIe siècle.
Le fédéralisme classique se concentre en effet avant tout sur la répartition du pouvoir au sein de la sphère publique (État central, collectivités locales, éventuellement institutions supranationales) mais s’interroge moins sur son étendue vis-à-vis de la sphère privée. C’est une des raisons pour lesquelles les fédéralistes européens, qui se considèrent le plus souvent comme des démocrates, lient l’accroissement des compétences de l’Union à un approfondissement des procédures « démocratiques », par exemple avec le choix du président de la Commission et peut-être, un jour, l’élection au suffrage universel direct du président du Conseil européen. Ils espèrent de la sorte conférer à l’Union le niveau de légitimité correspondant à son champ d’intervention.
Dans le camp opposé, les « souverainistes », au nom de la même référence à la légitimité démocratique, ne reconnaissent pas à l’UE la capacité de véritablement se « démocratiser » car il n’existerait pas de peuple européen souverain habilité à exprimer une volonté politique autonome. Seuls les États-nations et, dans certains cas, les entités infranationales, seraient adossés à de tels corps politiques et pourraient par conséquent prétendre à la légitimité démocratique et à l’exercice souverain du pouvoir. On remarquera entre parenthèses que cette position est, de façon paradoxale, défendue à la fois par des « jacobins » à la française et par des « fédéralistes » à l’allemande, comme les juges de Cour constitutionnelle de Karlsruhe.
Les deux courants adverses semblent donc – ou font semblant de – croire que la démocratie moderne, telle qu’elle a été bâtie depuis un peu plus de deux siècles, représente un horizon indépassable qui doit servir de modèle aux institutions européennes ou faire barrage à leur rampante expansion. C’est pourtant ignorer que la « crise démocratique », loin de n’apesantir que les rapports entre l’UE et ses États membres, frappe tout autant l’intérieur de ces États, comme le démontrent la chute continue des taux de participation électorale, la faible cote de confiance dont jouissent le personnel politique et les appareils administratifs ou bien le succès des partis dits « anti-système ». Quoique l’intensité de ces phénomènes varie en fonction des pays de l’Union, l’existence de tendances similaires dans d’autres régions du monde développé conforte l’idée qu’il s’agit là de vagues de fond qui, faute de réponse structurelle adaptée, continueront d’éroder dans les années à venir les fondements de l’ordre politique et social actuel.
Les causes de ces évolutions sont multiples et constituent, d’une certaine manière, l’aboutissement du succès de nos démocraties libérales. La garantie de la « liberté des Modernes », renforcée tour à tour par le suffrage universel, le constitutionnalisme, une relative prospérité économique et, au besoin, par la Sécurité sociale, a fait de l’exercice des droits politiques un passe-temps auquel il n’est plus nécessaire de s’adonner pour « jouir paisiblement de l’indépendance privée » (B. Constant).
Dans le même temps, l’élévation du niveau d’éducation, inséparable compagnon de l’usage raisonné d’un droit de vote étendu au plus grand nombre, a mis à mal l’autorité des « sachants », instituteurs, médecins, avocats et plus encore gouvernants, dont l’apparente impuissance devant les grands défis de notre temps ne contribue pas davantage à leur conférer la légitimité suffisante pour faire des choix collectifs engageant l’intégralité du corps politique. Il en résulte une fragmentation de l’action publique, apte à ne satisfaire que de façon ponctuelle tel particularisme ou minorité, et un repli sur la sphère privée, où la liberté de choix octroyée par le marché trouve désormais à s’appliquer sur le lieu – voire le pays – de résidence, la paroisse fréquentée le dimanche ou bien l’école des enfants. Les progrès rapides et la diminution des coûts d’accès aux technologies du transport et de l’information facilitent d’autant cette liberté individuelle de choix et cette fluidité.
L’Europe fédérale ne peut que prendre acte de ces évolutions pour, au mieux, les réguler à la marge dans le sens d’une limitation des inégalités de « capabilités » entre ceux qui peuvent exercer leur liberté de choix de manière « éclairé » et les autres. De fait, la question la plus importante à laquelle doit répondre le fédéralisme et, plus largement, la pensée politique au XXIe siècle ne concerne pas la délimitation des frontières au sein de la sphère publique mais bien entre la sphère publique et la sphère privée, sans abandonner néanmoins cette dernière à la seule loi de la jungle. Considérer en effet que le marché sans entrave pourra seul relever le défi de l’organisation politique et sociale de personnes de plus en plus autonomes dans leur pensée mais de plus en plus interdépendants dans la satisfaction de leurs besoins risquerait de conduire la société à l’implosion.
De ce point de vue, l’Europe fédérale du XXIe siècle et ses composantes devront sans doute rendre des pans entiers de l’action publique à la « société civile » (gestion des écoles et de certains services publics de proximité comme les bibliothèques, les tribunaux, les activités culturelles...) suivant une méthode de « désinstitutionnalisation ». Elles devront toutefois également construire en parallèle l’armature juridique qui évitera une monopolisation des moyens et donc, du pouvoir, par des entreprises privées classiques, par exemple à travers la définition de droits d’accès universels et opposables – en particulier à l’égard des biens immatériels – ou le renforcement des protections accordées aux coopératives et autres entités privées mais gérées selon le principe démocratique « un Homme, une voix ». Ce faisant, l’Europe fédérale du XXIsup>e siècle enrichira la citoyenneté d’une dimension supplémentaire et trouvera une nouvelle source de légitimité qui ne découlerait pas, comme le disait Charles Maurras, de « l’autorité en haut », mais d’abord des « libertés en bas ».