Rééquilibrer le système de retraite, réponse insuffisante au défi du vieillissement
Dans les débats sur le système français de retraite, certains spécialistes plaident pour que les efforts de rééquilibrage ne pèsent plus seulement sur les actifs au travers de nouvelles augmentations du taux et de la durée de cotisation, mais soient aussi partagés avec les retraités en levant le tabou qui entoure le niveau des pensions.
Sans omettre l’existence de retraités à « petites » pensions, on doit reconnaître que la situation des retraités actuels, à la différence de la période des Trente Glorieuses, est globalement meilleure que celle des actifs grâce à une combinaison de décisions politiques et de circonstances favorables en termes de structure démographique, de croissance économique, de taux de chômage, de conditions d’accession à la propriété immobilière, ou encore d’âge légal de départ à la retraite. Cette situation des retraités rendrait légitime un effort de leur part.
Tout en méritant d’être sérieusement considérée, une telle proposition ne devrait cependant pas conduire à penser qu’elle serait suffisante pour résoudre la question des retraites jusqu’en 2047 puisque d’ici là, le problème de l’équilibre financier du système risque fort d’être rattrapé par celui de l’adéquation entre son périmètre et les besoins de la population âgée.
La première source d’inadéquation réside dans la prise en charge de la dépendance, qui ne peut être réellement traitée de façon indépendante du sujet des retraites. D’une part, les deux découlent de la même équation fondamentale entre les besoins d’une population âgée qui ne peut pas les combler entièrement par ses propres moyens et les apports de la population active. D’autre part, compte tenu de la modulation du degré de prise en charge publique de la dépendance en fonction des ressources du bénéficiaire (dont sa pension de retraite), réduire en termes réels le montant des retraites peut avoir pour conséquence d’accroître le coût de cette prise en charge. Si les actifs seront alors certainement mis à contribution pour régler la différence, les retraités eux-mêmes pourraient ne pas être épargnés. Depuis dix ans, les pensions, en apparence sanctuarisées à leur valeur brute, sont en réalité déjà grevées par des prélèvements obligatoires supplémentaires comme la contribution additionnelle de solidarité pour l’autonomie (Casa) et la hausse de la contribution sociale généralisée (CSG), cette dernière participant d’ailleurs aussi au financement du système de retraite.
La deuxième source de décalage a trait aux autres transferts sociaux accordés aux personnes âgées en dehors du système de retraite et de la prise en charge de la dépendance. Il s’agit en particulier de l’allocation de solidarité aux personnes âgées, l’Aspa, parfois encore appelée par son ancien nom de minimum vieillesse. Contrairement à une pension de retraite, elle n’est pas versée en contrepartie d’une période minimum de cotisation et n’assure pas de revenu de remplacement. Instrument de lutte contre la pauvreté, l’Aspa peut être demandée par toute personne satisfaisant simplement des critères d’âge – généralement 65 ans –, de ressources et de résidence en France. Elle est financée à 99 % par la CSG et représentait en 2020 un montant total de dépenses de 3,9 milliards d’euros pour environ 746 000 bénéficiaires.
Ces chiffres peuvent paraître infimes en comparaison de ceux du système de retraite – 338 milliards d’euros pour 16,8 millions de bénéficiaires –, mais à moyen terme, les deux outils risquent de devenir de plus en plus conflictuels. D’un côté, comme l’admet le Conseil d’orientation des retraites, certains choix politiques de revalorisation de l’Aspa pourraient l’amener à dépasser les montants des pensions d’anciens travailleurs aux carrières modestes. Déjà aujourd’hui, la différence ne serait pas si grande puisque « pour les générations qui liquident en 2021, la pension servie à l’issue d’une carrière entièrement cotisée au SMIC est égale à 1,09 fois le montant de l’ASPA. »1 L’écart se réduirait encore s’il était décidé de baisser la valeur réelle des pensions. Cela ne manquerait pas d’alimenter les débats autour du thème « le travail ne paie pas en France » et soulèverait peut-être des doutes sur l’intérêt de cotiser au système de retraite.
Dans le même temps, il serait faux de voir dans l’articulation entre système de retraite et Aspa une opposition frontale entre une logique contributive pour le premier et une logique de solidarité ou d’assistance pour la seconde. De fait, le système de retraite contient lui-même des dispositifs de solidarité, notamment le minimum contributif (ou minimum garanti pour les fonctionnaires). Bien que ces minima ne représentaient en 2016 que 8,5 milliards d’euros, ils concernaient alors 5,9 millions de retraités2. La Cour des comptes relève par ailleurs que 9 % des retraités bénéficiaires d’un minimum de pension perçoivent aussi l’Aspa3. Il devient donc de plus en plus difficile de distinguer ce qui relève de l’assurance retraite au sens strict et de la solidarité nationale, d’autant que les deux ont des sources de financement communes, en particulier la CSG.
Une troisième facette de l’inadaptation grandissante du système français de retraite à la société contemporaine est davantage d’ordre culturel. Comme d’autres branches de la Sécurité sociale – famille, santé –, la couverture du « risque vieillesse » tend à être de plus en plus déconnectée de la condition de salarié, voire de travailleur. C’est à la fois un progrès social qui se manifeste dans l’extension de droits à l’ensemble de la population résidente, mais aussi un ajustement inévitable en raison de l’impossibilité d’alourdir indéfiniment les cotisations sociales pesant sur les seuls travailleurs et leurs employeurs.
En outre, si le système obligatoire et quasi universel de retraite a bel et bien réussi depuis sa création en 1945 à assurer à une majorité de Français âgés un revenu de remplacement plus ou moins confortable, il n’a pas complètement libéré les citoyens du souci de leurs vieux jours : l’engouement des Français pour les achats immobiliers et les plans d’épargne retraite en sont des illustrations.
Bien que potentiellement rationnel à l’échelle individuelle, cet empilement de protections contre le « risque vieillesse » est à l’origine d’inefficacités économiques pour la collectivité. L’appétit immodéré pour les placements immobiliers dans un environnement d’offre peu élastique fait flamber les prix des logements et aggrave les inégalités entre générations ainsi qu’entre familles. Le système de retraite, quoique théoriquement appuyé sur un principe de répartition, offrirait néanmoins selon la justice certains droits patrimoniaux qui pourraient limiter les réformes envisageables4. En bref, les Français consacrent à la couverture du risque vieillesse au sens large des moyens considérables sans pourtant avoir de visibilité sur leur capacité à passer leurs vieux jours dans de bonnes conditions, notamment sous l’angle de la santé et de la dépendance.
Une solution pérenne au défi du vieillissement doit évidemment être soutenable en termes financiers, mais devrait aussi (1) tenir compte de l’ensemble des coûts du vieillissement, en particulier sous l’angle de la santé et de la dépendance ; (2) entériner le double mouvement d’universalisation et de fiscalisation du système de prise en charge et de financement des risques vieillesse au sens large ; (3) abandonner la logique paternaliste du système obligatoire de retraite pour se recentrer sur un objectif plus restreint de garantie de vie décente, tout en laissant aux individus le choix des moyens pour s’assurer s’ils le souhaitent un revenu complémentaire (placements immobiliers, plans d’épargne, travail…) et en limitant les inégalités par la fiscalité ordinaire plutôt que la multiplication d’instruments de péréquation complexes et illisibles comme les minima de pension ou les taux différenciés et exonérations d’impôts. Ainsi, le nouveau mécanisme ne répondrait pas seulement aux besoins de la population âgée, mais également aux aspirations des actifs d’aujourd’hui et des retraités de demain.
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Conseil d’orientation des retraites, Évolutions et perspectives des retraites en France. Rapport annuel du COR – Septembre 2022, 2022, p. 206. https://www.cor-retraites.fr/sites/default/files/2022-09/RA_COR2022.pdf ↩
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DREES, Les retraités et les retraites – édition 2022. Fiche 8 : Les bénéficiaires d’un minimum de pension, 2022, https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2022-05/08-Les_beneficiaires_d-un_minimum_de_pension.pdf ↩
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Cour des comptes, Sécurité sociale 2020. Chapitre VII. Les minima de pension de retraite : un système complexe à la logique devenue incertaine, 2020, https://www.ccomptes.fr/system/files/2020-10/20201007-Ralfss-2020-7-Minima-pension-retraite_0.pdf ↩
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Francis Kessler, « La retraite protégée par le droit… de propriété », Le Monde, 13 septembre 2022, https://www.lemonde.fr/economie/article/2022/09/13/la-retraite-protegee-par-le-droit-de-propriete_6141339_3234.html ↩