Quelles nouvelles sanctions envers la Russie ?
L’entrée de centaines de soldats russes équipés de chars et d’autres armes lourdes sur le territoire ukrainien, officiellement confirmée par l’OTAN la semaine dernière, a poussé le président François Hollande à déclarer lors du Conseil européen du 30 août que les sanctions envers la Russie allaient « sans doute être augmentées ». C’est reconnaître sans le dire que la précédente vague de sanctions adoptée il y a un mois n’a pas produit les effets escomptés.
Les mesures dites de « niveau 3 » ne ciblaient pourtant plus des entreprises particulières ou des personnes proches du pouvoir mais des secteurs entiers de l’économie. Elles allaient au-delà des interdictions d’entrée sur le territoire de l’Union européenne et des gels d’actifs financiers et bloquaient notamment la levée par les plus grandes banques russes de capitaux sur les marchés européens, le commerce des armes et les exportations vers la Russie de certains équipements stratégiques comme dans le domaine énergétique.
Elles n’affectaient pas en revanche les contrats déjà signés et ne font donc pas a priori obstacle à la livraison prévue en octobre du premier des deux Mistral commandés par la marine militaire russe aux chantiers navals français. La position de Paris sur ce point semble néanmoins de moins en moins tenable car l’appel au renforcement des sanctions serait dénué de toute crédibilité si la France ne renonçait pas en parallèle à fournir ces navires à un pays désormais engagé de manière ouverte dans une guerre avec son voisin.
La destruction en vol de l’avion de ligne de Malaysia Airlines le 17 juillet au-dessus de l’est de l’Ukraine avait déjà eu pour conséquence de rendre ce conflit plus proche des opinions publiques de l’ouest de l’Europe ; les images satellitaires de l’OTAN montrant l’invasion de l’Ukraine par les forces armées russes établissent maintenant de façon certaine son échelle et son intensité.
Des sanctions douloureuses seulement à long terme
Pouvait-on véritablement s’étonner de la détérioration de la situation en Ukraine pendant ce mois d’août et de l’inefficacité des sanctions adoptées jusqu’alors ? De l’aveu même de la Commission européenne, à l’origine des mesures, elles visaient avant tout à effrayer les investisseurs étrangers dont l’apport est indispensable à la modernisation et au développement de la Russie. En d’autres termes, elles ont bien le potentiel d’affaiblir l’économie russe mais ne se feront sentir que dans quelques années. Pour le moment, elles ne sont trop douloureuses ni pour la Russie... ni pour l’UE.
De fait, le propre des sanctions est qu’elles brûlent à la fois la cible et la main qui tient le pistolet, en particulier lorsque le pays visé a le poids de la Russie. Les diplomates savent bien que leur efficacité peut être très variable : à Cuba ou en Iran, tenus par Washington au ban de la communauté internationale depuis plusieurs décennies, les sanctions ont eu pour conséquence de renforcer l’unité nationale contre l’ennemi américain et ont été utilisées par le pouvoir pour maintenir un état de siège permanent. À l’inverse, en Afrique du sud, la condamnation unanime par l’Occident du système de l’apartheid et l’adoption d’un embargo sont parvenus au bout de quelques années à renverser le régime.
Les sanctions ne peuvent donc produire les effets escomptés qu’à la condition d’engager la plus large coalition possible. De la sorte, le pays puni aura plus de difficultés à trouver des partenaires de substitution. Les mesures seront aussi d’autant plus persuasives que l’État ciblé est très dépendant de contacts avec le reste du monde. Un pays en situation de quasi autarcie comme la Corée du nord est relativement peu vulnérable à des sanctions puisqu’il a somme toute peu à perdre.
Enfin, le facteur psychologique est crucial : l’État puni doit être convaincu que les auteurs des sanctions sont déterminés à les maintenir aussi longtemps que nécessaire pour atteindre l’objectif voulu. Dans le cas contraire, il est probable que ce pays jouera la montre en espérant que les conséquences négatives des mesures pour ses adversaires les pousseront à accepter un compromis au rabais.
Le tsar et les oligarques : qui domine vraiment la Russie ?
Dans le cas de la Russie, l’Union européenne et ses États membres ont pendant de longs mois opté pour la facilité en adoptant des sanctions relativement indolores pour les deux parties. Leur impact potentiel sur la diplomatie russe a été surestimé car le calcul reposait sur une analyse erronée des relations entre le Kremlin et l’oligarchie. Bien que le président Vladimir Poutine ait en effet « hérité » du pouvoir de Boris Elstine et de sa « famille » d’hommes d’affaires, il s’est vite affranchi de ses « parrains » en bâtissant sa légitimité propre aux yeux de la population russe.
Trois instruments lui ont permis d’affirmer son autorité vis-à-vis de ses anciens soutiens : la conduite victorieuse de la guerre en Tchétchénie, le rétablissement de la situation économique et... le renversement du pacte qui liait jusqu’alors l’État aux oligarques, perçus par de nombreux Russes comme des profiteurs. Avec l’aide de ses anciens collègues des services secrets, Poutine a su utiliser l’appareil d’État pour contraindre les nouveaux potentats apparus dans les années 1990 à choisir entre, d’une part, la soumission au pouvoir économique avec possibilité de poursuivre de lucratives activités économiques en Russie et, d’autre part, l’émigration et la cession à bon compte des entreprises.
Ceux qui ont cherché une troisième voie en ont eu pour leurs frais, comme l’ancien patron de Ioukos Mikhaïl Khodorkovski emprisonné pendant dix ans. La plupart des autres oligarques, plus obéissants, ont sauvé leur vie et leur fortune en apportant leur appui au régime de Poutine et au prix de quelques milliards jetés par exemple dans l’organisation des jeux olympiques d’hiver de Sotchi, opération de prestige voulue par le nouveau maître du Kremlin.
Avec ces éléments en tête, on comprend que les mesures individuelles prises contre les oligarques n’étaient pas de nature à modifier le cours de la politique étrangère du pays. Au contraire, elles montraient aux Russes que les oligarques étaient devenus sous l’ère Poutine de bons patriotes, prêts à de grands sacrifices pour la gloire de la nation. Seules des sanctions au rayon d’action plus large, en particulier dans le domaine économique, peuvent donc éroder le consensus populaire dont jouit le président Poutine et éventuellement le faire changer de cap.
Énergie : qui est dépendant de qui ?
Grâce à la hausse des cours mondiaux des matières premières et à la nationalisation d’actifs stratégiques dans le secteur énergétique, l’État russe a réussi au cours des quinze dernières années à résoudre les problèmes économiques les plus urgents comme la dette publique ou le versement non régulier des salaires. Une partie de la rente énergétique a aussi été redistribuée de façon à favoriser le développement d’une classe moyenne, soutenir la consommation intérieure et acheter la paix sociale.
A contrario, la chute des profits tirés des exportations, conséquence du début de la crise financière mondiale en 2008, a très certainement constitué l’une des étincelles qui ont déclenché les manifestations dans les grandes villes russes en 2011-2012 au moment du retour de Vladimir Poutine à la présidence. Ce retournement de conjoncture avait alors démontré qu’en dépit des velléités modernisatrices du chef d’État précédent, Dmitri Medvedev, l’économie russe continuait dans une large mesure de présenter des caractéristiques de sous-développement comme la dépendance excessive à un type de production et aux cours mondiaux des matières premières.
On estime en effet que le secteur énergétique représente en Russie un cinquième du PIB, deux tiers des exportations et un tiers du budget de l’État. Il faut ajouter à cela que les trois quarts des exportations russes d’hydrocarbures vont dans une seule direction : l’Union européenne. Or, compte tenu de la carte actuelle des infrastructures de transmission, dominée par des oléo- et des gazoducs, on imagine mal la Russie changer de client à court terme.
L’UE et Kiev ne peuvent pas s’offrir le luxe d’attendre car le temps joue contre eux. Plus l’instabilité en Ukraine perdure, plus grand est le risque que la population perde confiance en son gouvernement et que le pays plonge dans un chaos politique permanent qui ne ferait que confirmer les thèses de Moscou sur l’ingouvernabilité d’un État ukrainien souverain. L’Union et ses États membres devraient donc le plus vite possible recourir à des sanctions dont les effets sur l’économie russe seraient immédiats et feraient comprendre aux Russes ordinaires que leur soutien à la politique étrangère agressive de Poutine ne va pas sans conséquence, tant pour l’élite que pour eux-mêmes. Ces sanctions ne devraient pas se limiter aux perspectives d’investissement et de production et aux gros portefeuilles mais devraient également frapper le pouvoir d’achat des consommateurs.
Devancer le « général Hiver »
Un embargo sur le commerce des hydrocarbures avec la Russie marquerait la forte détermination de l’UE dans la crise ukrainienne. Bien que cette décision ne serait pas indolore, les pertes ne seraient pas aussi élevées qu’il n’y paraît à première vue. À l’échelle des Vingt-Huit, la consommation en gaz naturel sert pour un tiers la production d’électricité, un second tiers va à l’industrie et le troisième au chauffage. Les turbines à gaz pourraient être en partie remplacées par d’autres centrales, par exemple au charbon, tandis que les usines pourraient réduire ou suspendre de façon temporaire leurs activités.Les ménages et les réseaux urbains de chaleur pourraient de leur côté utiliser les réserves stratégiques. D’ici l’hiver, on peut envisager que les pressions politiques et économiques combinées des États-Unis et de l’Union européenne produisent leurs premiers effets. Quant au pétrole, il s’échange plus facilement sur les marchés internationaux donc la diversification des fournisseurs par voie maritime ne pose pas de difficulté majeure.
Si l’impact d’une telle mesure serait différencié en fonction des États membres, de la part du gaz russe dans leur bouquet énergétique, de leur raccordement avec les réseaux des pays voisins et de l’état de leurs réserves, elle représente un important test de volonté politique car ce sont précisément les pays « faucons » dans la crise ukrainienne – entre autres les États baltes – qui présentent la plus forte vulnérabilité à la suspension des importations de gaz russe.
Selon Georg Zachmann, économiste allemand au think tank européen Bruegel, l’Union européenne pourrait techniquement tenir un an sans gaz russe, à condition cependant d’en payer le prix sous forme d’importations de gaz naturel liquéfié (GNL) plus coûteuses et de mesures d’économie d’énergie. Il souligne néanmoins que le surcoût serait nettement moins élevé que celui occasionné par les crises pétrolières des années 1970.
Les possibilités de rétorsion de la Russie existent mais sont à double tranchant, comme le montre la suspension des importations de produits alimentaires en provenance de l’Union européenne, des États-Unis, de l’Australie, du Canada et de la Norvège. De façon paradoxale, cette décision prise en août par le Service fédéral de surveillance vétérinaire et phytosanitaire (SFSVP) a été plus nettement ressentie par la population russe que toutes les sanctions occidentales adoptées jusqu’alors car elle a entraîné de fortes et soudaines hausses des prix dans les magasins.
Du point de vue de l’UE, bien que ce type de mesure puisse être douloureux pour des entreprises ou des secteurs particuliers, la capacité de nuisance à l’échelle macroéconomique est très limitée. En 2012, la Russie n’achetait que 7,3% du total des exportations de l’Union. Même si la guerre commerciale devait durer, l’UE n’aurait pas de grande difficulté à trouver des marchés de substitution et à verser dans l’intervalle des compensations aux entreprises les plus durement affectées.
En définitive, la question n’est donc pas de savoir si l’Union européenne peut se permettre une telle politique mais si elle serait suffisante pour contraindre la Russie à changer d’attitude vis-à-vis de l’Ukraine. Il semble douteux de supposer que la majorité des Russes soient prêts à accepter une baisse substantielle de leur niveau de vie pour des ambitions de prestige, quoique ce scenario ne puisse être écarté à 100%.
Néanmoins, pour le moment, le Kremlin a avancé ses pions sans rencontrer la moindre opposition au-delà de simples condamnations verbales et de mesures indolores, par conséquent la poursuite de son avantage n’a rien d’irrationnel. En montrant qu’elle sait répliquer, l’Union européenne devrait inciter son adversaire à plus de retenue, tout en étant consciente que si elle refuse de courir le moindre risque, elle n’a aucune chance de remporter la partie.