Pourquoi un impôt europeéen est souhaitable

Alors que la quasi-totalité des gouvernements des États membres se résignent à conduire au niveau national des politiques de rigueur budgétaire, le Parlement européen semble décidé à utiliser les pouvoirs supplémentaires que lui confère le traité de Lisbonne pour aller dans le sens contraire et faire avaliser le principe d’un accroissement des ressources de l’Union. Parmi les pistes étudiées figure notamment celle de la taxe européenne, véritable serpent de mer de l’histoire communautaire. En dépit de l’impopularité attachée à l’instauration de tout nouvel impôt, l’idée n’est pas dépourvue d’attraits et mérite d’être examinée avec attention.

Officiellement, c’est la Commission qui a la première ouvert la boîte de Pandore de l’« impôt européen » par la voix du commissaire au budget, le Polonais Janusz Lewandowski. Avec peut-être l’intention de profiter des congés estivaux pour limiter l’écho médiatique de son propos, il évoquait dans un entretien du 9 août pour le Financial Times Deutschland la possibilité de créer une taxe européenne, assise par exemple sur les transactions financières, le transport aérien ou les quotas des émissions de CO2. Le produit de cette taxe constituerait pour l’Union une ressource propre supplémentaire qui servirait à soutenir le développement des compétences nouvelles ou élargies que lui attribue le traité de Lisbonne, entre autres le Service européen d’action extérieure et la politique spatiale. À la différence d’un véritable impôt direct, la taxe serait adossée à une opération, donc incorporée au prix final. Le contribuable n’aurait ainsi pas à remplir d’énièmes formulaires et l’acquitterait au travers de ses achats, par exemple de carburant ou de billet d’avion.

Un tel mode de perception, bien que peu original sur le plan technique, acterait néanmoins un tournant majeur pour les finances communautaires en raison de ses fortes implications politiques. Depuis les années 1980 en effet, les ressources propres dites « traditionnelles » que sont les droits de douane et les prélèvements agricoles représentent une part minoritaire des recettes de l’Union en comparaison des ressources dites « TVA » et « RNB » (revenu national brut). Bien que ces dernières soient elles aussi qualifiées de ressources propres, elles s’assimilent en réalité de par leur méthode de calcul à des contributions nationales. La principale conséquence en est une certaine remise en cause de la solidarité européenne puisque les États membres tendent à comparer les sommes qu’ils versent au budget de l’Union et les subventions qu’ils en reçoivent. Cette attitude se vérifie empiriquement au travers de la « compensation britannique » mais aussi de la manière avec laquelle les personnalités politiques nationales abordent le débat budgétaire. La substitution du système actuel de recettes par une ou plusieurs taxes européennes permettrait quant à elle d’écarter les arguments nationaux de la négociation pour ne retenir qu’une question : l’Union dispose-t-elle des moyens suffisants pour mener les politiques dont elle a la charge et si non, peut-on accroître le taux ou l’assiette de la taxe pour résoudre le problème ? Toutefois, une réforme d’une telle ampleur n’entre pas dans l’intention du commissaire, selon lequel « les contributions des États permettent de stabiliser le budget communautaire ». La nouvelle ressource propre n’aurait donc pour but que de « les compléter ».

Une opposition plus politique que budgétaire

Malgré le caractère a priori neutre d’une taxe européenne pour les finances publiques des États membres, la plupart des chefs d’État et de gouvernement, Belgique mise à part, ont opposé un refus ferme à la proposition de M. Lewandowski. On peut certes justifier cette position par la crainte de devoir annoncer aux opinions publiques l’établissement d’une nouvelle taxe mais compte tenu du mode de perception, ce n’est pas nécessairement la raison première. Rappelons par exemple qu’en 2006, la France a mis en place une taxe de solidarité sur les billets d’avion sans trop de difficultés, même si son montant dérisoire a sans doute contribué à son acceptation. La dimension politique semble en revanche éminemment forte, en particulier sous l’angle de la souveraineté. L’histoire de nos démocraties occidentales démontre l’existence d’un lien organique entre la représentation politique et le pouvoir de lever des impôts. Bien avant que les insurgés « américains » ne rejettent l’autorité de la Couronne britannique et ne finissent par déclarer leur indépendance, les aristocrates européens obligèrent les monarques à soumettre tout nouvel impôt ou réforme fiscale d’importance à leur approbation. Par ce biais, ils détenaient un pouvoir considérable, notamment en matière de politique étrangère puisque les armées permanentes étaient relativement faibles sous l’Ancien Régime et qu’il fallait pour financer une guerre trouver des recettes ad hoc. La participation des citoyens à la décision publique trouve donc pour partie sa justification dans la contribution qu’ils versent au Trésor public. L’Union européenne, sans doute en raison de sa relative jeunesse et des spécificités de son architecture, a suivi le chemin inverse en se dotant d’abord d’organes de représentation (le Parlement et dans une certaine mesure le Conseil) sans toutefois disposer du pouvoir de lever des impôts. Là encore, il convient néanmoins de relativiser la portée de la proposition de la Commission européenne étant donné qu’il n’est nullement question de donner à l’Union une compétence fiscale autonome. Comme c’est déjà le cas actuellement, toute décision qui affecte les ressources de l’UE continuera de nécessiter, pour être adoptée, non seulement l’unanimité des membres du Conseil, mais aussi sa ratification par les Vingt-Sept. Les Parlements nationaux ne seront donc en aucune manière dessaisis de leur domaine d’action par excellence : la fiscalité.

Au vu de ces éléments, on ne peut qu’être surpris des violentes réactions émanant notamment de Berlin, Londres et Paris face à une proposition somme toute modérée. Leur volonté de geler, voire de diminuer le budget communautaire paraît en outre contradictoire avec l’acharnement des gouvernements allemand et français à faire approuver le traité de Lisbonne. Est-il raisonnable de confier à l’Union de nouvelles responsabilités sans lui donner davantage de moyens financiers ? L’argument britannique selon lequel l’UE doit elle aussi se soumettre à la rigueur n’est pas plus convaincant quand on sait que les dépenses de fonctionnement de la « machinerie bruxelloise » représentent moins de 8% du budget communautaire. Autrement dit, l’essentiel des fonds retourne de facto aux États membres. Les pays agricoles auraient par ailleurs intérêt à voir les ressources de l’Union croître, non pour flécher encore plus de crédits vers la PAC mais pour voir en diminuer le poids relatif dans le budget de l’UE. Les opposants à la Politique agricole aiment en effet à répéter que la part des recettes qui lui est dédiée (environ 40% aujourd’hui) est trop élevée alors que l’Union devrait plutôt investir dans des dépenses d’avenir telles que la recherche et l’innovation. Or, ces 40% équivalent en volume à un montant de 60 milliards d’euros quand les États-Unis, autre grande puissance agricole mondiale, consacrent à leur Department of Agriculture plus de 90 milliards d’euros – avec certes des attributions différentes. Ce n’est donc peut-être pas tant que l’Union dépense trop pour son agriculture, mais qu’on ne lui accorde pas suffisamment d’argent pour mener à bien les autres politiques dont elle a la charge.

Reste enfin un acteur incontournable de la pièce que l’on a hélas si souvent tendance à oublier : le citoyen. S’il n’est pas douteux qu’une taxe ou un impôt européen ne lui fera pas davantage aimer l’Europe, mettre la main au porte-monnaie possède de longue date des vertus responsabilisantes qui poussent les contribuables à s’intéresser à la politique, ne serait-ce que pour dénoncer les éventuels gaspillages de deniers publics. Sans aller jusqu’à souhaiter l’émergence d’un poujadisme à l’échelle européenne, on peut espérer que la mise en place d’une taxe communautaire, qui viendrait selon l’expression consacrée « frapper » tous les citoyens de l’Union, s’accompagne d’intenses débats sur l’utilisation des fonds collectés. Débats qui ne seraient rien de moins que le signe d’une politisation tant attendue de l’objet Europe.