Pour une Europe de la mobilité, de la solidarité et consciente de son identité

Essai lauréat du concours d’Excellence universitaire 2009 organisé par Solucrisis et RMC avec pour question « Quelle Europe souhaites-tu en 2030 ? ».

Les résultats des référendums français et néerlandais sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe ont mis en lumière l’incompréhension de nombreux citoyens au sujet des questions communautaires. Il faut reconnaître que la construction européenne a, depuis ses origines dans les années 1950, essentiellement été menée par les gouvernements nationaux sans qu’y soient toujours associées de manière satisfaisante les autres composantes de la société. Paradoxalement, la fracture est devenue visible alors même que la Convention sur l’avenir de l’Europe faisait preuve d’incontestables avancées en matière de transparence des débats et donnait pour la première fois la parole aux parlementaires, partenaires sociaux et autres représentants de la société civile.

Passé le choc des deux « non », nous voici revenus avec le traité de Lisbonne à une méthode intergouvernementale plus traditionnelle. Or, si la réforme devrait ― à cette date, la ratification du texte dans les 27 États membres n’est pas encore assurée ― supprimer certains goulets d’étranglement institutionnels de l’Union européenne, elle ne contient aucun grand projet susceptible de mobiliser ses citoyens, aucune direction claire vers laquelle conduire l’Europe. Comment demander aux Européens de faire face à l’avenir avec courage et détermination quand le principal argument avancé pour justifier la poursuite de la construction européenne relève toujours du même diptyque « paix et prospérité » ? Certes, il serait hasardeux de croire que les réussites des Pères fondateurs et de leurs successeurs nous sont acquises ad vitam æternam. Néanmoins, en l’absence de nouveaux objectifs, le bon sens voudrait que l’on s’en tienne plutôt au statu quo. Or, pour que l’Europe reste au XXIe siècle un acteur qui compte sur la scène internationale, celui-ci est notoirement insuffisant.

Je refuse de croire que le relatif déclin de la puissance européenne dans le monde est inéluctable, qu’il ne s’agit que d’une « revanche de l’Histoire » après quelques siècles de domination sans partage. Que l’on ne s’y trompe pas : ceci n’est pas un plaidoyer en faveur d’un « nationalisme » agressif rénové. Malgré un poids démographique, économique et culturel en recul, l’Europe continue de nourrir en son sein des valeurs que ses citoyens chérissent et considèrent souvent, à tort ou à raison, comme universelles. L’Europe doit avoir les moyens de défendre et de diffuser ces valeurs, non par le biais d’un impérialisme armé (ce qui n’exclut nullement la formation d’une défense commune) mais dans le cadre d’une saine compétition entre « soft powers ». L’issue de cette confrontation pour la conquête des cœurs dépendra dans une large mesure de la confiance des Européens eux-mêmes en leur propre modèle et de leur adhésion à un projet commun. La démocratie, valeur cardinale de l’Union, assure à la fois sa légitimité interne et son attractivité externe car aucun dessein, aussi grand soit-il, ne saurait prendre corps sans être porté par un élan populaire.

C’est pourquoi, plutôt que de gamberger sur le système de vote qui aura cours au Conseil en 2030 (question pourtant fondamentale pour le bon fonctionnement de l’Union mais qui ne fait rêver personne), je préfère penser aux possibles traits marquants de la prochaine génération d’Européens. Ce changement de perspective vient rappeler que l’Europe ne se construit pas seulement par le haut et qu’il est vain de créer de nouvelles institutions, de nouveaux droits, s’ils ne sont pas utilisés par leurs destinataires. L’Europe de 2030 sera avant tout l’enfant de l’Europe actuelle, c’est-à-dire la nôtre, et c’est à travers notre action, notre engagement quotidiens que l’Europe de demain aura une chance d’être plus proche de nos aspirations. Dans l’Europe que je souhaite pour 2030, les citoyens européens se caractériseront par trois dimensions complémentaires et mutuellement consolidantes : la mobilité, la solidarité et la conscience d’appartenir à une identité commune.

Des Européens mobiles

Alors que la libre circulation des travailleurs est au fondement du projet européen depuis sa naissance et que les progrès de la coopération Schengen ont permis de rendre transparentes les frontières entre États signataires, force est de constater qu’aujourd’hui la mobilité transeuropéenne ne concerne toujours qu’une minorité d’individus. Si l’on peut comprendre que le désir de s’expatrier n’est pas partagé par tous, l’exemple des travailleurs frontaliers démontre qu’il est possible de bénéficier des avantages de l’emploi international (poste plus en phase avec ses qualifications, rémunération supérieure, apports culturels et humains) sans renoncer à ses liens familiaux, sociaux ou territoriaux. Il n’est pas irréaliste d’imaginer que dans vingt ans, cette forme de mobilité ne sera plus réservée aux habitants des zones frontalières.

D’une part, malgré la prise en compte croissante des questions environnementales, rien ne semble interrompre la tendance générale à l’allongement de la distance domicile-travail. Les deux phénomènes ne sont d’ailleurs pas toujours contradictoires : grâce au TGV, des Lillois et des Tourangeaux parcourent quotidiennement plus de 400 kilomètres aller-retour pour rejoindre leurs bureaux à Paris tandis qu’à un niveau plus local, le projet strasbourgeois du tram-train promet de réinventer la migration pendulaire. À l’horizon 2030, les innovations en matière de transport devraient être en mesure d’alimenter ce mouvement sans augmentation significative du temps de parcours.

À l’échelle européenne, ceci signifie qu’un Montpelliérain pourra travailler à Barcelone ; un habitant de Vilnius, à Varsovie, pourvu que l’Union européenne, les États et les collectivités locales investissent davantage dans les réseaux transeuropéens de transport. Les projets sont sur la table depuis des décennies, il ne manque « que » la volonté politique de les mettre en chantier et de les financer. La crise que nous traversons actuellement fournit une occasion inespérée de mener de grands travaux dont les fruits soutiendraient à long terme la compétitivité de notre économie, contribueraient à lutter efficacement contre le chômage et intensifieraient les contacts entre régions géographiquement éloignées.

Concrètement, voilà à quoi pourrait ressembler la mobilité dans l’Europe de 2030. Les Chantiers de l’Atlantique reçoivent une nouvelle commande de paquebot mais manquent de chaudronniers pour l’exécuter dans les temps. Une offre est publiée sur EURES, le service européen de l’emploi. Un jeune technicien britannique fraîchement sorti de l’école la repère, postule et voit sa candidature acceptée pour une mission de 6 mois. Le job center dont dépend le chaudronnier contacte le pôle emploi local pour régler les questions administratives, ce qui se fait sans difficulté depuis que la sécurité sociale professionnelle a été étendue à l’ensemble de l’Espace économique européen. De son côté, l’agence française réserve une place dans une résidence pour travailleurs flambant neuve co-financée par l’Union. Dix jours plus tard, notre chaudronnier embrasse sa fiancée et monte, confiant, dans l’avion qui le conduira de l’autre côté de la Manche. Il sait qu’il pourra revenir la voir très régulièrement grâce à la prime d’éloignement versée par son employeur et à l’achèvement du ciel unique européen, réforme qui a abouti à une augmentation des capacités ainsi qu’à une réduction des prix et des durées de vol.

D’autre part, le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication, l’émergence d’une véritable économie de l’immatériel et le poids sans cesse grandissant des services dans la création de valeur ajoutée permettent d’envisager une autre forme de mobilité : le télétravail. Bien que l’avenir de ce nouveau type d’emploi se trouve d’abord entre les mains des entreprises, des salariés et des auto-entrepreneurs, les pouvoirs publics européens, nationaux et locaux ont la capacité d’encourager la pratique en réduisant la fracture numérique entre les territoires et en créant les conditions favorables à l’investissement public ou privé dans le très haut débit. Compte tenu des atouts écologiques du télétravail, on peut également envisager des incitations plus directes comme par exemple une déduction du « coût moyen en CO2 » d’un salarié du bilan carbone d’une société ― si celle-ci a un permis d’émission ― ou une réduction des cotisations sociales calculée à partir du prix de ce CO2. De telles mesures auraient en outre pour conséquence de rendre les délocalisations d’activités de support (comptabilité, assistance téléphonique ...) hors UE relativement moins intéressantes. Les réglementations des prochaines décennies seront inspirées par la même idée, c’est-à-dire l’utilisation de mécanismes de marché pour promouvoir des comportements plus sains du point de vue sociétal et environnemental.

Enfin, l’effort de soutien à la mobilité en général devra être approfondi. Les solutions de demain ne seront pas nécessairement révolutionnaires car pour faire naître dans l’esprit des citoyens ce « réflexe Europe », il est préférable de composer avec l’existant et de privilégier la carte de la continuité. Le réseau européen pour l’emploi EURES n’a pas vocation à remplacer les agences nationales, interlocutrices de proximité au rôle spécifique dans les systèmes de sécurité sociale. Toutefois, il serait dans l’intérêt des demandeurs d’emploi et de leurs conseillers d’y recourir plus souvent. On pourrait éventuellement adjoindre au portail une bourse au logement européenne afin que les travailleurs aient moins de difficultés à se rapprocher des bassins d’emplois où leurs compétences sont recherchées.

L’accent mis dans cette première section sur la population active ne signifie pas qu’il ne faut rien faire pour les autres catégories sociales. Néanmoins, il semble aujourd’hui incontestable que c’est la mobilité de travail qui rencontre les plus sérieux obstacles techniques, alors même qu’elle continuera en 2030 de concerner ― en dépit des évolutions démographiques ― une majorité d’individus et qu’elle est la plus porteuse en termes de retombées économiques. Dans ce contexte, l’allusion au vieillissement global de la population européenne n’est pas anodine car le phénomène affecte diversement les États membres et tendra à accroître le besoin de mobilité, palliatif partiel à la pénurie de main-d’œuvre qui frappera certains d’entre eux. On sent ici poindre l’idée que le résultat de cette entreprise est indissociable de la notion de solidarité, à la fois entre pays et entre générations. D’abord parce que de travailleurs européens plus solidaires, on peut attendre une moindre réticence à l’expatriation, même si les avantages matériels resteront déterminants. Ensuite parce que la survie des systèmes nationaux de protection sociale, souvent basés sur la solidarité intergénérationnelle, dépendra de la capacité des actifs à couvrir des dépenses de santé et de retraite en augmentation. Or, si le concept de « modèle social européen » n’est pas unanimement reconnu, celui de protection sociale, quant à lui, est défendu jusque dans les traités (article 2 TCE). Les citoyens doivent comprendre que demain, un niveau de protection sociale élevé ne pourra plus seulement reposer sur la solidarité nationale et que son maintien, voire son développement, passera entre autres par un plus fort sentiment de solidarité européenne.

Des Européens solidaires

Les opposants polonais au régime communiste s’étaient choisi pour mot d’ordre en 1980 le fameux « Solidarność ». Neuf ans plus tard, le mur de Berlin s’effondrait et avec lui, le rideau de fer qui divisait l’Europe depuis plus d’un demi-siècle. À l’Ouest, cette solidarité avec les nouvelles démocraties s’est manifestée par une assistance politique et économique dont les élargissements de l’Union européenne ont été le point d’orgue. Cependant, les réactions des gouvernements nationaux face aux crises de diverses natures (Balkans, Irak, récession ...) mettent à mal la fragile solidarité communautaire, d’autant que beaucoup de citoyens continuent à percevoir la construction européenne comme un jeu à somme nulle, pour ne pas dire négative. Ainsi a-t-on dernièrement pu entendre de bien hypocrites discours sur le protectionnisme commercial ou la fermeture des marchés du travail aux non-nationaux, comme si de telles options constituaient une réponse efficace aux difficultés économiques et sociales que traversent les États de l’Union.

Il conviendrait plutôt de penser et d’agir « collectif », d’une part en raison du degré d’intégration et d’interdépendance qui nous caractérise déjà, et d’autre part parce que nous ne devons pas remettre en cause ces acquis au fondement de l’espace de paix et de prospérité dont nous bénéficions aujourd’hui. De plus, selon toute vraisemblance, la mondialisation, source de préoccupations et parfois d’inquiétudes pour les Européens, ne s’interrompra pas d’ici à 2030. Si nous voyons pourtant bien que l’échelle communautaire est la bonne pour rivaliser avec les géants présents et à venir, nous ne sommes toujours pas capables de mettre aux commandes du formidable vaisseau Europe un capitaine, autrement dit, de concevoir une politique à la mesure de sa puissance. La solidarité européenne ne relève donc pas seulement d’un idéal, c’est une nécessité. Comment la renforcer ? Il va de soi que le sentiment de solidarité ne se décrète pas ; il se construit jour après jour, tant au niveau des gouvernements qu’entre individus. Les deux échelons ne sont d’ailleurs pas déconnectés : au-delà des réponses à apporter aux attentes immédiates des citoyens, le politique se doit de prévoir les besoins futurs, d’imaginer les solutions de demain et de montrer le cap à suivre, même lorsque la destination semble si lointaine qu’il faudra probablement plus d’une génération pour y parvenir. Ne nous contentons pas de naviguer à vue ! Soyons ambitieux et proposons trois mesures phares reflétant l’engagement des Européens à ne laisser aucun pays ni aucune région à l’abandon : une véritable politique extérieure commune, un impôt européen visible et une force de protection civile à l’échelle de l’Union.

Les crises du gaz à répétition, l’affaire du soldat de bronze de Tallinn ou encore la question tibétaine ont mis en exergue, s’il était nécessaire de le faire, les faiblesses de la Politique étrangère et de sécurité commune. Malgré les remarquables avancées des quarante dernières années, parmi lesquelles on peut citer l’intégration du mécanisme de Coopération politique européenne au cadre institutionnel de l’Union, la « diplomatie européenne » demeure très fragmentée du fait des divergences entre États membres et de la difficulté à mobiliser les puissants instruments de la Communauté, en particulier sa politique commerciale, au service d’une stratégie clairement définie. Certes, la diplomatie et son bras armé sont peut-être les plus saillants des attributs de la souveraineté nationale car d’eux dépend la survie de l’État-nation. On peut toutefois s’interroger sur la réalité de cette souveraineté dans un monde où l’influence des pays européens pris individuellement devient de plus en plus marginale alors que notre dépendance à l’égard des tiers reste forte. L’Europe doit pouvoir s’assurer que les actions de ses partenaires soient respectueuses de ses intérêts et conséquemment, de de ceux de ses États membres. Cette convergence d’intérêts, que certains n’admettent pas, existe pourtant bel et bien et a jusque là servi de base aux actions entreprises sous pavillon européen. Faute de mécanisme contraignant, quelle autre raison en effet, si ce n’est un intérêt commun, aurait pu décider 27 États tous pourvus du droit de veto à adopter ensemble des positions ?

Hélas, les exemples mentionnés plus haut montrent aussi les limites du système actuel et le traité de Lisbonne, tout en ouvrant de nouvelles fenêtres de coopération, repousse à un horizon indéterminé la création d’une défense commune. Le titre XXI relatif à l’énergie n’a pas l’ambition d’une « Communauté européenne de l’énergie », calquée sur la CECA de Schuman et Monnet, que j’appelle de mes vœux. L’une des déclinaisons de cette politique énergétique pourrait être la création d’une taxe européenne visible, directement payée par le consommateur et assise sur le carburant automobile. Pour des raisons pratiques, elle serait néanmoins collectée par les services fiscaux nationaux. Sur le plan symbolique, on connaît le rôle de l’impôt dans la démocratie en tant que facteur d’unité, témoin d’impartialité ― lorsqu’il est payé par tous, comme c’est le cas ici ― et action impliquante puisque le citoyen a le droit de savoir comment est dépensé l’argent public. Les institutions européennes devront donc communiquer davantage sur ce sujet. Sur le plan économique, cette taxe assurerait au budget communautaire de nouvelles recettes relativement stables tandis que la diminution attendue des importations de pétrole réduirait notre déficit commercial. Son produit serait consacré à la réalisation des projets de réseaux transeuropéens de transport, d’énergie et de télécommunications. Enfin, sur le plan écologique, une telle taxe constituerait une incitation supplémentaire à utiliser des moyens de transport doux plutôt que la voiture individuelle et à rééquilibrer les parts de la route et du rail en matière de transport des marchandises. Elle ne devrait donc pas contrarier le développement de la mobilité en Europe, d’autant que l’extension du réseau fibre optique par exemple contribuera à populariser le télétravail ou les vidéoconférences.

Autre symbole fort de solidarité : une force de protection civile européenne, comme le préconise Michel Barnier dans un rapport de 2006. Qu’il s’agisse de l’inondation de Florence de 1966 ou, vingt ans plus tard, de l’accident nucléaire de Tchernobyl, les catastrophes d’origine naturelle ou humaines sont l’affaire de tous, dans le premier cas parce que les œuvres italiennes de la Renaissance font en même temps partie du patrimoine européen, et dans le second parce que les nuages radioactifs ne connaissent pas de frontières. La spontanéité des mouvements de solidarité, bien qu’admirable, pèche par manque de préparation et d’organisation, et c’est d’autant plus dommageable qu’en situation de crise, le temps est certainement la plus cruciale des ressources. C’est pourquoi il conviendrait de mettre sur pied une force de protection civile européenne parée aux risques majeurs de catastrophes et capable de se déployer n’importe où dans l’Union en l’espace de 48 heures. Par ailleurs, la solidarité ne s’arrêtant pas aux frontières de l’Europe, cette force pourrait également être envoyée dans les pays tiers qui en feront la demande. La capacité de l’Union européenne à désamorcer ou résoudre des situations de crise à l’extérieur de ses frontières en combinant instruments civils et militaires sera indubitablement l’une de ses meilleures cartes dans sa stratégie d’influence pour le XXIe siècle.

Par manque de place, je ne peux pas exposer ma troisième partie dédiée aux « Européens conscients de leur identité commune ». Cette dimension supporte les deux autres et s’articule avec elles car sans identité fédératrice, il est impossible pour l’Europe de trouver et d’assumer le rôle qui est le sien dans le monde. Une quête de sens à laquelle répondra, peut-être, le comité des sages chargé de réfléchir à l’avenir de l’Europe.