« La Pologne est un État de droit démocratique profondément malade »
Entretien-fleuve avec Stanisław Zakroczymski, un des jeunes leaders des manifestations de juillet 2017 en Pologne en défense de l’indépendance des tribunaux.
Stanisław Zakroczymski, vous avez 23 ans, vous êtes diplômé d’histoire et étudiant en droit à l’Université de Varsovie. Vous aviez également suivi un cursus bilingue polonais-français au prestigieux collège Stefania Sempołowska. En dehors des cours, vous êtes membre du Club de l’intelligentsia catholique KIK et rédacteur du magazine Kontakt, qui se définit lui-même comme la « revue de la gauche catholique ». Vous contribuez par ailleurs à Więź, que l’on peut qualifier de grand frère de Kontakt puisque cette publication a été fondée en 1958 par des catholiques polonais désireux de marcher sur les traces du personnalisme d’Emmanuel Mounier. Bien que vous soyez engagé depuis des années, vous êtes devenu très populaire l’été dernier en prenant la parole devant le Palais présidentiel lors des manifestations en défense de l’indépendance des tribunaux.
Dans vos interventions publiques, vous citez souvent la Constitution, en particulier son article 2 qui dispose que « la République de Pologne est un État de droit démocratique qui met en œuvre les principes de justice sociale ». Les manifestations de juillet ont pris fin lorsque le président de la République Andrzej Duda a utilisé son droit de veto contre deux des trois textes de loi adoptés au Parlement par le parti majoritaire Droit et justice PiS. Néanmoins, depuis son arrivée au pouvoir en 2015, le PiS a déjà réussi à mettre la main sur la Cour constitutionnelle et le parquet. Malgré le coup d’arrêt porté à la réforme de la justice par le chef de l’État, peut-on dire aujourd’hui que la Pologne est encore un « État de droit démocratique » ?
L’État de droit démocratique est un objectif, pas un état clinique. On peut le définir comme un État gouverné de façon démocratique par des représentants élus dont l’activité est limitée par le droit et où les citoyens peuvent en continu contrôler l’exercice du pouvoir.
Si quelqu’un cherchait absolument à démontrer que la Pologne n’est pas un État de droit démocratique, il pourrait trouver de nombreuses preuves conduisant à la conclusion que la Pologne ne l’a jamais été. Inversement, un partisan de la thèse opposée pourrait montrer que la Pologne a été et continue d’être un État de droit démocratique.
Pour autant, il ne fait pas de doute que les principaux mécanismes de protection de l’État de droit démocratique, qui fonctionnaient certes plus ou moins bien jusqu’en 2015, ont été depuis lors l’un après l’autre débranchés.
C’est d’abord le cas de la Cour constitutionnelle, qui ne peut plus aujourd’hui remplir de façon indépendante sa fonction essentielle, à savoir le contrôle de constitutionnalité des lois. Or, c’est un élément fondamental de tout État de droit moderne. Un droit dont l’application n’est pas contrôlée par un organe indépendant de l’exécutif est dépourvu d’effet utile.
Deuxièmement, quelle que soit la forme définitive des nouvelles réformes de la Cour suprême et du Conseil national de la magistrature en cours de négociation entre le président Andrzej Duda et son parti, le gouvernement, qui aime employer le terme de guerre hybride, a mené une véritable guérilla de ce type contre les tribunaux. Il est en effet inédit qu’un gouvernement finance une campagne de communication publique visant à discréditer l’autorité judiciaire aux yeux de l’opinion publique : c’est une idée anarchique ! N’oublions pas non plus que si le chef de l’État a en juillet repoussé deux des trois lois du paquet de « réforme de la justice », il a promulgué le texte qui conduit de fait à subordonner les juridictions de droit commun au ministre de la Justice et procureur général Zbigniew Ziobro.
Enfin, le Défenseur des droits, autre garant de la défense des droits des citoyens, subit des attaques de plus en plus fortes de la part de membres du gouvernement et de la majorité parlementaire.
Tout cela pousse à la constatation que la Pologne est un État de droit démocratique profondément malade, pour ne pas dire en phase terminale. Si le pouvoir exécutif parvient à prendre le contrôle de la Cour suprême et du Conseil national de la magistrature, la Pologne cessera complètement d’être un État de droit démocratique.
Ajoutons que le caractère « démocratique » du régime est lui aussi affaibli par des changements très inquiétants. En effet, la démocratie, ce ne sont pas que les élections tous les quatre ans : comme je l’ai dit, il faut aussi que les citoyens aient la possibilité de contrôler au quotidien l’exercice du pouvoir. Or, nous observons une suite d’actions visant la société civile et les organisations non gouvernementales. Elles sont victimes d’intimidations, de coupes dans les subventions ou de conditionnement des aides à la poursuite des objectifs servant l’idéologie du pouvoir. Aujourd’hui, ni l’État de droit, ni la démocratie ne sont en bonne forme en Pologne.
Néanmoins, en démocratie, le mécanisme ultime demeure les élections et la possibilité de changer de majorité parlementaire, donc de gouvernement. Cette possibilité est-elle menacée ?
À l’heure actuelle, rien ne l’indique. Toutefois, la volonté de renouveler l’ensemble de la chambre de la Cour suprême en charge du contrôle de la régularité des élections est très inquiétante, de même que les annonces de réforme des modes de scrutin.
Par ailleurs, pour influer sur les résultats des élections, il n’est pas nécessaire de les truquer. Le gouvernement peut compliquer la création de comités et la collecte de signatures, ou encore introduire des règles de campagne discriminantes pour l’opposition.
On voit déjà comment fonctionnent les media publics, transformés en instrument de propagande pro-gouvernementale. Je préfère ne pas imaginer ce que cela va donner en période de campagne.
Cela étant, il est aussi vrai que pour le moment, avec 40% d’opinions favorables dans les sondages, le PiS n’aurait même pas besoin de recourir à de telles techniques pour être reconduit au pouvoir.
Vous avez parlé de la campagne de communication visant à discréditer les juges aux yeux de l’opinion publique. Cependant, la faible confiance des Polonais dans leurs tribunaux est une constante depuis au moins vingt ans. Cette défiance touche d’ailleurs également le Parlement, quel que soit le parti qui y est majoritaire. Le PiS utilise cet argument pour justifier sa réforme de la justice et il est vrai qu’une majorité de Polonais veut des changements dans ce domaine, sans préciser si ces changements sont ceux proposés par le PiS.
Je voudrais ici rappeler une partie du discours d’investiture tenu par Tadeusz Mazowiecki, fondateur de Więź et en 1989-1990 chef du premier gouvernement non communiste dans le bloc de l’Est depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Il avait déclaré aux députés que « les citoyens doivent avoir le sentiment d’être libres, en sécurité et de participer à la vie publique. Ils ne peuvent avoir ce sentiment que dans un État de droit dans lequel chaque geste des autorités est fondé en droit, tandis que la manière d’écrire ce droit, son contenu et son interprétation doivent être considérés par la société comme justes. Seul le droit qui vise le bien commun peut jouir du respect des citoyens. » La faible cote de confiance des Polonais dans leurs tribunaux et dans la majorité des autres institutions publiques ne signifie-t-elle pas que quelque chose ne va pas avec ce droit ?
Il n’est pas vrai de dire que le niveau de confiance des Polonais dans les tribunaux était très bas. D’après les sondages CBOS, il était de l’ordre de 40% : ce n’est certes pas la majorité, mais c’est plus par exemple qu’aux États-Unis. Or, personne n’affirme que la justice américaine est gravement malade. En comparaison du reste de l’Europe, cette cote de confiance ne représente pas non plus une anomalie et on peut sans doute expliquer cela par le rôle ingrat joué par les tribunaux dans la société.
Pour autant, il ne fait pas de doute qu’une réforme de la justice est absolument nécessaire. Les tribunaux polonais comptent parmi les plus engorgés en Europe. En 1989, nous avions environ 4 500 juges pour un million d’affaires. Aujourd’hui, il y a certes deux fois plus de juges, mais ils doivent traiter 16 millions d’affaires ! Le passage du communisme à la démocratie et à l’économie de marché a eu pour effet de multiplier les litiges civils de nature économique et d’augmenter le champ de compétence des tribunaux. Contrairement aux idées reçues, les juges étaient relativement indépendants à l’époque communiste, c’est pourquoi le régime s’en méfiait et limitait les possibilités de recours juridictionnel.
Le manque de moyens des tribunaux est criant et incontestablement, cela mérite réforme. Allant dans le sens des propositions du PiS, on pourrait aussi par exemple augmenter le nombre de jurés populaires dans certains types d’affaire, à condition de le faire correctement. Je viens de publier un entretien-fleuve avec l’éminent professeur de droit Adam Strzembosz, premier président de la Cour suprême après la chute du communisme. Il propose depuis des années l’introduction de juges de paix. Dans les litiges les plus simples, par exemple les conflits de voisinage, ces juges pourraient trancher sur la base d’auditions, sans collecte de preuves. Cela n’existe pas en Pologne car il y a un déficit de confiance dans de telles institutions. Observons malgré tout que le nombre d’affaires portées devant les tribunaux par les Polonais montre une certaine confiance en l’autorité judiciaire.
Autre point : je partage l’avis selon lequel la justice devrait être rendue plus accessible et plus proche de la société. L’expression malheureuse de « caste suprême » n’a pas été inventée par le gouvernement mais a été prononcée par un magistrat de la plus haute juridiction administrative. Les juges devraient par exemple mieux expliquer les décisions rendues. Néanmoins, la méthode employée par le PiS pour réformer la justice est inacceptable.
N’est-ce pas un paradoxe que le parti Droit et justice, se définissant lui-même comme un parti conservateur ordinaire, s’attaque avec une telle virulence au droit et aux professions juridiques accusées de former des « castes », alors qu’elles sont réputées être aussi plutôt idéologiquement conservatrices ?
Si l’on prend le conservatisme au sens européen, c’est-à-dire un courant qui propose des évolutions pour sauvegarder autant que possible la tradition tout en s’adaptant aux conditions du présent et de l’avenir, alors le PiS en est l’antithèse et n’a rien d’un parti conservateur. Ses réformes sont révolutionnaires, pas conservatrices !
La nomination à la Cour constitutionnelle d’un juriste qui avait de très mauvaises évaluations tant que juge de tribunal de grande instance ou d’une personne qui a été collaborateur des services secrets, la préparation des réformes confiée à un député qui a servi comme procureur à l’époque de la loi martiale, l’adoption de la loi en trois jours, l’appropriation à grande échelle des structures de l’État par des sympathisants du parti, ce n’est pas du conservatisme, c’est un genre de révolution.
Il existe une philosophie politique qui reconnaît l’existence d’une hiérarchie des normes et qui considère que le droit a une valeur en soi, qu’il ne peut être amendé que selon certaines procédures. Cette vision de l’ordre juridique fait l’objet d’un consensus européen et constitue à la fois un ingrédient du conservatisme et de la démocratie libérale.
Le PiS n’a aucun respect pour le droit ou l’État de droit. La philosophie de son président Jarosław Kaczyński, c’est celle de Carl Schmitt, à savoir la volonté politique au-dessus de tout, d’où ces recours incessants à la prétendue « volonté du souverain ». Son parti estime que la « volonté du peuple passe avant le droit », qui est de fait réduit à une fonction instrumentale.
Le PiS a justifié son offensive contre la Cour constitutionnelle en affirmant qu’elle aurait pu censurer certains programmes sociaux comme « 500 Plus », cette allocation familiale versée pour chaque enfant à partir du deuxième sans condition de ressources.
C’était une bêtise totale que d’affirmer que la Cour constitutionnelle aurait censuré la loi portant création du programme 500 Plus. Jarosław Kaczyński a délibérément inventé ce mensonge pour monter l’opinion contre la Cour. En réalité, depuis plusieurs années, la Cour constitutionnelle a prononcé plusieurs arrêts très favorables aux droits sociaux comme l’élévation du seuil d’imposition et la reconnaissance du droit de syndicalisation aux travailleurs employés autrement que sur la base de contrats de travail.
L’axiologie de notre Constitution montre que l’État polonais n’a pas vocation à être minimal, économiquement libéral : ce texte contient des dispositions comme le droit au service public de santé, à l’enseignement supérieur, à l’assurance chômage. Elle parle aussi d’économie sociale de marché s’appuyant sur le dialogue et la coopération entre partenaires sociaux. Cela suppose un État actif. Par ailleurs, l’article 2 sur la mise en œuvre du principe de justice sociale est presque unique en Europe.
C’est un article que vous aimez à citer dans vos interventions publiques. En Europe, l’économie polonaise a la réputation d’être très performante en termes de croissance du PIB et d’exportations, notamment grâce à un modèle de développement très libéral. Quid de la justice sociale ? En dehors du programme 500 Plus, le PiS a introduit d’autres mesures sociales marquantes comme la baisse de l’âge légal de départ à la retraite et des hausses sensibles du salaire minimum. Il poursuit une politique active de construction de logements et lutte contre l’emploi précaire. De ce point de vue, le gouvernement actuel ne respecte-t-il pas davantage la Constitution que ses précédesseurs ?
Il est vrai que c’est un aspect qui a été négligé pendant des années. On s’est concentré sur l’État de droit démocratique, d’ailleurs entendu de façon étroite, mais on a oublié ce troisième pilier. Le programme 500 Plus a été pour le PiS un coup politiquement très rentable, socialement désirable et constitutionnellement légitime. Compte tenu de l’injustice de notre système fiscal, il est vrai qu’il contribue à réduire les inégalités. Néanmoins, il présente aussi des points faibles, par exemple en termes de participation des femmes au marché du travail.
Quoi qu’il en soit, il faut reconnaître qu’il marque un tournant dans la politique sociale de la Pologne. Pendant trop longtemps, les Polonais étaient convaincus qu’il ne fallait rien attendre de l’État. Désormais, seule une catastrophophe économique pourrait les forcer à renoncer à ces allocations familiales.
Quittons les sujets économiques pour en venir aux questions de mœurs. Les Français ont tendance à considérer la Pologne comme une nation à la fois ultra-conservatrice et ultra-catholique, par conséquent ils expliquent la grande popularité du PiS en partie par le soutien du clergé. Vous vous déclarez ouvertement comme catholique pratiquant, mais vous n’êtes pas un partisan du PiS et vous êtes actif dans des milieux qui sont vus en Pologne comme étant de gauche. Quelles sont les valeurs des catholiques de gauche ?
La revue Kontakt a dix années d’existence et se revendique ouvertement du catholicisme de gauche depuis au moins six ans, c’est une forme de provocation intellectuelle. J’y contribue depuis quatre ans et avec le reste de l’équipe, nous cherchons en permanence à donner du contenu à cette appellation. Je perçois au moins trois ingrédients de base.
Tout d’abord, il y a une approche inclusive d’ouverture à l’Autre, sans rejet. C’est quelque chose que le pape François souligne fortement en incitant l’Église à sortir du centre pour aller dans les périphéries, à dialoguer plutôt qu’à interdire.
Deuxièmement, il y a la doctrine sociale de l’Église interprétée dans l’esprit du concile Vatican II et contenue notamment dans les encycliques Populorem Progressio de Paul VI, Mater et Magistra et Pacem in Terris de Jean XXIII ainsi que Sollicitudo Rei Socialis de Jean-Paul II.
Pour nous, il est évident que la doctrine sociale de l’Église n’est pas compatible avec les idées néolibérales autour desquelles régnait jusqu’à récemment en Pologne un consensus dominant. Nous avons contribué à réorienter le discours public et à faire prendre conscience aux croyants qu’être catholique ne signifiait pas seulement condamner l’avortement et la contraception, mais qu’il y a également un enseignement du pape en matière de redistribution, de marché du travail, d’attitude à l’égard des faibles et des pauvres. En Pologne, ces aspects ont été négligés pendant de nombreuses années, y compris par l’Église institutionnelle.
Enfin, il y a un élément qui nous distingue de la gauche laïque et ce sont les questions de mœurs. Le fait est que l’anthropologie catholique diffère de celle de la gauche libérale. Néanmoins, je considère que l’Église polonaise a commis une erreur de papo-césarisme en surinvestissant dans les tentatives de réforme législative son capital politique acquis à la faveur de son rôle dans la chute du communisme. Cette attitude dénote d’un manque de confiance dans les personnes. Je pense qu’il faut leur faire confiance, les éduquer, dialoguer avec eux et ne pas chercher à les contrôler par un système d’obligations et d’interdictions.
Dans la question de l’avortement, si l’on admet que ces décisions sont le plus souvent motivées par des raisons économiques, un soutien plus important permettrait de réduire le nombre d’interruptions pratiquées. C’est ce sur quoi l’Église devrait se concentrer.
Par ailleurs, même si personnellement, je préférerais que la législation polonaise n’autorise pas le recours à l’avortement lorsque le fœtus est endommagé de manière irrémédiable, je suis conscient de vivre dans un pays pluriel et j’admets que le droit peut ne pas correspondre complètement à mes critères éthiques.
Revenons à votre engagement politique. Dans un entretien accordé au grand quotidien Gazeta Wyborcza, vous avez déclaré que « le PiS est une formation allant dans la direction d’un État autoritaire. Nous devons en permanence être prêts à retourner dans la rue. Nous ne devons pas gaspiller ce capital. » Ailleurs en Europe, l’opposition démocratique de la société civile est surtout associé au Comité de défense de la démocratique, le KOD. Vous dites que ce Comité vous « énerve » : « une époque nouvelle exige de nouveaux leaders et de nouveaux modes de communication. La politique polonaise a besoin de changement. J’ai un immense respect pour la génération Solidarność et ses accomplissements [NDLR : c’est elle qui a conduit depuis les années 1980 la Pologne vers la démocratie, l’économie de marché, l’OTAN et l’Union européenne], mais le temps est venu d’arrêter les règlements de compte incessants et les références permanentes au passé. » Effectivement, jusqu’aux manifestations de juillet en défense de l’indépendance des tribunaux, on pouvait avoir l’impression que les marches du KOD réunissaient avant tout des vétérans de Solidarność, tandis qu’en janvier dernier, la manifestation nationale des étudiants a été un fiasco. La génération post-Solidarność dont vous êtes l’un des représentants commence-t-elle à s’organiser et à agir ?
Les manifestations de juillet ont montré que ma génération est pleine d’énergie et qu’elle est en mesure de protester pour des causes autres que le droit à l’avortement et les libertés sur Internet. Cette prise de position dans une question touchant à la nature du régime politique est une évolution très importante. Ces manifestations ont aussi apporté beaucoup de fraîcheur et de joie.
Pour la suite, nous restons en contact avec les autres organisateurs et nous travaillons sur plusieurs projets. Il y a trois choses sur lesquelles nous voulons nous concentrer.
Tout d’abord, réagir, surveiller les agissements du pouvoir, en rendre compte et descendre dans la rue lorsque c’est nécessaire. Les reculs des autorités sur l’avortement et la réforme judiciaire, même s’ils peuvent n’être que temporaires, sont le signe que nos actions fonctionnent et cela encourage les participants en leur donnant le sentiment que leur engagement a de l’effet.
Cependant, on ne peut pas seulement réagir, il faut aussi proposer, prendre des initiatives. Ce n’est pas évident car il est plus facile de se mettre d’accord dans l’opposition à quelque chose qu’autour d’un programme positif. Pour autant, nous avons des succès comme les propositions de réforme de la justice soumises par la fondation Court Watch. Elles n’ont pas eu beaucoup d’écho, mais j’espère que ce ne sera pas une initiative ponctuelle et que les citoyens participeront de plus en plus à la formation du débat public plutôt que d’être sur la défensive.
Enfin, il y a l’éducation. L’éducation civique des jeunes a été malheureusement très négligée. Je l’observe moi-même au cours de mes activités associatives : des jeunes pourtant intelligents ne connaissent pas les concepts fondamentaux de la vie publique, ils ne comprennent pas les liens entre démocratie et État de droit. Nous devons essayer de combler ces lacunes aussi vite et aussi largement que possible. La Troisième République [NDLR : époque ouverte en Pologne par les premières élections libres de 1989 après 45 ans de régime autoritaire] démocratique et tolérante est en mauvaise posture dans la bataille pour les âmes des jeunes générations, qui sont nombreuses à lui préférer le culte nationaliste.
Confirmez-vous l’hypothèse d’un virage à droite de la jeunesse polonaise ?
C’est indéniable, les sondages comme les résultats électoraux attestent de cette mode autour des valeurs de hiérarchie, de xénophobie et de soumission inconditionnelle. En 2015, les jeunes ont en majorité voté pour le PiS et le parti anti-système Kukiz’15. Nous devons reconquérir les voix de la jeunesse.
Toutefois, votre plan d’action ressemble davantage à celui d’une association que d’un parti politique. Quel courant pourrait tenir tête au PiS tout en séduisant les jeunes électeurs ?
Franchement, pour l’heure, j’en vois pas. La prochaine échéance électorale en Pologne tombe en 2018 et concerne les collectivités locales. À ce niveau, je crois en une coopération entre partis d’opposition et mouvements urbains, qui sont très forts dans certaines villes. C’est un peu un phénomène polonais. La formule a déjà enregistré des succès comme en 2014 à Poznań, où l’ancien maire qui a tenu la ville pendant seize ans a été détrôné. Les mouvements urbains peuvent être un moyen d’attirer vers la politique de jeunes gens talentueux.
À l’échelle nationale, je doute que l’opposition puisse s’unir. Ce serait d’ailleurs une erreur, car les idées nouvelles se dilueraient dans un mélange informe. La Pologne a besoin d’une gauche, on voit bien actuellement comment son absence au Parlement déséquilibre l’échiquier politique. Elle compte déjà quelques leaders potentiels comme Robert Biedroń [NDLR : maire de Słupsk depuis 2014, auparavant premier député en Pologne à déclarer ouvertement son homosexualité] et Barbara Nowacka [NDLR : figure de proue du féminisme polonais et engagée dans des partis de gauche depuis 2000].
De mon point de vue, il serait optimal que les prochaines élections législatives voient s’affronter en plus du PiS deux blocs opposés : les libéraux de centre-droit et la gauche. Les jeunes qui ont participé aux manifestations de juillet pourraient se retrouver dans l’un ou l’autre.
Les leaders que vous avez cités sont acceptables pour la gauche laïque, mais pas nécessairement la gauche catholique. N’y a-t-il pas d’espace pour un parti véritablement chrétien-démocrate ?
Non, pas vraiment, et c’est une grande lacune que dans le pays le plus catholique d’Europe, il n’y ait jamais eu de véritable parti démocrate-chrétien, même avant la Deuxième Guerre mondiale. Résultat des courses, c’est le parti dit national-démocrate qui a réuni les catholiques intégraux et les nationalistes durs. Malheureusement, en Pologne, le catholicisme s’est retrouvé allié de l’extrême droite.
En un sens, Jarosław Kaczyński a tenté au début des années 1990 de créer un parti chrétien-démocrate classique, l’Entente du centre, mais il n’a pas réussi. Pour cette raison, il a décidé de se rabattre sur l’électorat radical catholique-nationaliste. Il faudrait que le PiS soit atteint par un scandale gigantesque pour lui retirer le soutien de l’électorat conservateur.
Inversement, dans les partis de gauche existants aujourd’hui comme Razem, il n’y a pas de place pour le dialogue avec l’Église. Cette gauche qui organise les marches noires contre le durcissement de la législation sur l’avortement et revendique le droit au mariage pour les couples homosexuels a l’impression que l’Église est son principal ennemi, et on est parfois tenté de lui donner raison.
Néanmoins, la gauche laïque a une chance de rejouer un rôle en politique. Après tout, en 2011, le mouvement de Janusz Palikot, premier parti polonais à être ouvertement anti-clérical, a obtenu plus de 10% des voix aux élections législatives. Je constate qu’il y a dans ma génération de plus en plus de personnes aux vues anti-cléricales, comme en réaction à la polarisation de la scène politique et au soutien apporté par plusieurs prêtres au PiS. C’est notamment le cas de jeunes originaires de petites villes et qui s’installent dans les grandes métropoles. Ils y font des choses fantastiques, s’engagent dans des associations ou à l’université, mais pour eux, malheureusement, l’Église fait partie d’un pouvoir oppressif.
Pour finir, je voudrais de nouveau citer les mots de Tadeusz Mazowiecki, qui avait démissionné en 1990 de ses fonctions de Premier ministre après avoir perdu les élections présidentielles. Il avait alors averti que « la démocratie ne peut se construire que par des méthodes démocratiques. On ne peut créer du droit qu’en respectant le droit, même si ce dernier provoque parfois des manquements, des obstacles et des retards. Une justice qui chercherait à s’appliquer en dehors du droit se retournerait nécessairement contre elle-même. » Bien que la nomination de sympathisants politiques dans l’appareil d’État et les entreprises publiques ait malheureusement été une pratique suivie par presque tous les gouvernements en Pologne depuis vingt ans, elle a pris ces deux dernières années une ampleur inédite, touchant aussi bien l’armée que les services fiscaux, la Cour constitutionnelle et les théâtres. Selon vous, le jour où le PiS perdra les élections et sa majorité parlementaire, comment le prochain gouvernement pourra rebâtir des institutions indépendantes, c’est-à-dire apolitiques et apartisanes, sans recourir aux mêmes méthodes illégales que le PiS comme les purges massives ?
Il faut sortir de la logique de guerre civile. J’exagère à peine : nous n’avons pas affaire en Pologne à un conflit politique normal, mais à une guerre civile froide. Contrairement au Royaume-Uni, à la France, l’Allemagne ou même la République tchèque, les chefs des principaux partis en Pologne sont incapables de se rencontrer et de discuter. Cela montre la force de ces émotions qui dominent dans la société.
Il ne faut pas oublier que quelque soit le scénario, le PiS ou le parti qui lui succèdera aura toujours quelque 25% de l’électorat et Dieu merci, personne n’enverra ces gens sur une île déserte. Il faut donc composer avec eux. C’est le grand défi qui se dresse aujourd’hui devant tous les Polonais : comment, malgré les différences, se respecter mutuellement et s’accepter ?
La modération sera indispensable. D’un côté, je n’imagine pas que l’on fasse semblant de ne pas voir les violations du droit commises ces dernières années, mais de l’autre, je n’imagine pas non plus une chasse aux sorcières qui attiserait encore davantage les flammes de la guerre civile. Il faudra trouver un juste milieu.
Dans tous les cas, pour moi, il ne fait aucun doute que les personnes qui sont directement responsables de torts graves causés à des individus devront être poursuivies de façon impitoyable. Si d’aventure, comme lors du premier gouvernement PiS en 2005-2007, des procès politiques étaient organisés ou si les services secrets débarquaient avec des équipes de télévision pour procéder à des arrestations-spectacles, cela mériterait des poursuites, voire des emprisonnements. Autrement, chaque gouvernement pensera qu’il pourra faire de même. En revanche, pour les règlements politiques, la question reste ouverte.
Vous avez cité des pratiques du précédent gouvernement PiS dans lequel Zbigniew Ziobro, aujourd’hui ministre de la Justice et procureur général, occupait déjà à l’époque les mêmes fonctions. Ces pratiques ne sont sans conséquence lourde, puisque l’ancien ministre Barbara Blida s’est suicidée au cours de la perquisition télévisée de son domicile. A-t-on recensé des cas de ce type depuis 2015 ?
Non, mais par exemple je suis moi-même poursuivi pour tapage nocture et entrave à la circulation en raison de ma participation aux manifestations de juillet. C’est peut-être drôle pour moi parce que je serai bientôt diplômé en droit, que je travaille avec des avocats, que je pourrais même payer l’amende de 500 zlotys et je ne suis pas menacé par la prison.
En revanche, face à ceux qui voudraient s’engager mais ne disposent pas de soutien, ce peut être un moyen de dissuasion efficace. Si en plus on enlève les tribunaux et les juges indépendants, non seulement la Pologne cessera d’être un État de droit démocratique, mais on pourra même dire que l’on vit dans un État policier.