De Plan Carpin et Benoît de Pologne à la cour du grand Khan
Article paru le 3 août 2015 dans le numéro 9 du Courrier de Pologne.
Le premier voyageur polonais de l’Histoire aurait été un moine franciscain, Benoît, dépêché par le pape Innocent IV avec le légat italien Jean de Plan Carpin pour négocier avec l’empereur des Mongols les conditions d’une alliance contre les musulmans contrôlant Jérusalem. La mission diplomatique échoua mais laissa un formidable témoignage de la culture mongole, un demi-siècle avant le retour de Marco Polo de Chine.
Des relations entre l’Europe et la Chine au Moyen-Âge, la mémoire collective a surtout retenu les aventures de Marco Polo, marchand vénitien qui a passé près de vingt ans à la cour de l’empereur mongol Kubilai Khan au point d’en devenir un proche conseiller et confident. Parti de la République Sérénissime en 1271 avec son père, son oncle et deux dominicains envoyés de la papauté, il regagna sa ville natale en 1295, non sans s’être considérablement enrichi grâce aux cadeaux de l’empereur de Chine, petit-fils du grand conquérant Gengis Khan.
Son récit de voyage, le Livre des merveilles, aurait aussi contribué à introduire en Europe des inventions comme le papier-monnaie ou les lunettes de vue, bien qu’elles ne se généraliseront que des siècles plus tard. En revanche, ce n’est pas lui qui a fait découvrir aux Européens les pâtes puisque les Étrusques, anciens habitants de la péninsule italienne, en connaissaient déjà la recette !
L’expédition des Polo et le « succès éditorial » du Livre des merveilles ont éclipsé les autres voyages d’Européens vers la Chine, dont celui entrepris près de trente ans plus tôt par deux franciscains : l’Italien Jean de Plan Carpin et Benoît de Pologne, chargés pour le compte du pape Innocent IV de nouer une alliance contre les musulmans. Pour les royaumes européens chrétiens, les Mongols, qui avaient poussé leur expansion vers l’ouest jusqu’à Legnica (aujourd’hui à l’ouest de la Pologne), représentaient certes une autre menace importante mais la papauté avait pour objectif prioritaire de recouvrer le contrôle de Jérusalem. En outre, elle n’excluait pas de parvenir à convertir les Mongols, dont certains appartenaient au courant nestorien du christianisme.
Trente ans avant Marco Polo
Afin de maximiser les chances de succès de son entreprise, le souverain pontife ne délégua pas moins de quatre légations qui durent emprunter des itinéraires différents pour rencontrer le khan Kubilai à Karakorum, capitale de l’empire mongol jusqu’en 1272. Marco Polo, lui, verra Cambaluc, sur le site de la future Pékin. De ces quatre expéditions, seule celle de Jean de Plan Carpin et Benoît de Pologne atteindra sa destination finale et reviendra en Europe.
Jean de Plan Carpin était un diplomate expérimenté qui avait déjà quitté sa province natale de Pérouse (centre de l’Italie) pour renforcer le réseau franciscain de l’Espagne à la Norvège en passant par la Bohème, l’Allemagne, le Danemark, la Hongrie et la Pologne. C’est sans doute au cours de l’une de ses précédentes missions qu’il fit la rencontre de Benoît de Pologne, dont les historiens connaissent mal le passé avant son départ pour l’Orient en 1245. Né vers l’an 1200 dans l’ouest de la Pologne contemporaine, il a peut-être servi comme chevalier avant d’entrer dans les ordres autour de 1236. Au moment de devenir moine, il était en tout cas déjà un voyageur chevronné qui maîtrisait le latin et le vieux russe en plus du polonais.
Bien que Jean de Plan Carpin ne fût pas non plus dépourvu de talents linguistiques – il parlait notamment polonais –, il obtint du pape de pouvoir s’adjoindre les services de Benoît de Pologne comme guide, interprète et secrétaire de la mission. Âgé de plus de soixante ans, Jean de Plan Carpin quitta Lyon en avril 1245 avec l’autorisation du concile de démarcher le grand khan. Après avoir traversé les territoires de l’actuelle Allemagne et de la République tchèque, il arriva à Wrocław, alors sous domination du Saint-Empire. Il y retrouva Benoît de Pologne et ensemble, ils se mirent en route pour un voyage qui dura près d’un an.
Au service de sa Sainteté
La mission les conduisit à Cracovie, Vladimir-Volynski, Loutsk, Kiev, Kaniv puis Kakhovka sur le Dniepr, qui était contrôlé par les Mongols. À partir de là, ils furent escortés jusqu’à Saraï, capitale de la Horde d’or. Cette expression désignait un vaste territoire couvrant une part importante de l’actuelle Russie et alors sous l’autorité de Batu, autre petit-fils de Gengis Khan et vassal de l’empereur – le grand khan. Saraï aurait été l’une des plus grandes villes du Moyen-Âge avec plusieurs centaines de milliers d’habitants mais a fini par être détruite au cours des conflits entre Mongols et princes russes.
Au-delà du Syr-Daria, fleuve qui coule à l’est de la mer d’Aral et marquant la limite nord-ouest des conquêtes d’Alexandre le Grand, l’itinéraire est assez approximatif car ces territoires n’étaient pas cartographiés. On sait seulement que les voyageurs passeront la porte de Dzoungarie, désormais appelé col d’Alataw, à la frontière entre le Kazachstan et la Chine. Ils arriveront en juillet 1246 à Syra-Orda, la résidence d’été des grands khans sur les bords du fleuve Orkhon, sans toutefois être autorisés à voir la capitale Karakorum qui se trouvait tout près.
Jean de Plan Carpin et Benoît de Pologne attendront quatre mois avant de pouvoir rencontrer en personne l’empereur… puisque celui-ci n’était pas encore désigné. Depuis la mort en 1241 d’Ögödei, fils de Gengis Khan, c’était son épouse Töregene qui assumait la régence pendant que les successeurs potentiels usaient de manœuvres pour être élus grand khan par le khuriltai, une assemblée de notables. Les ambassadeurs assistèrent ainsi à l’élection de Güyük, qui reçut la lettre d’Innocent IV en novembre 1246.
Les deux Européens furent très impressionnés par le faste de la cour et les yourtes des Mongols, facilement démontables et transportables malgré une capacité d’accueil qui, pour la tente du khan, pouvait dit-on atteindre deux mille personnes. Leur habileté diplomatique leur permit également de se sortir de situations délicates. L’empereur, étonné de voir les émissaires se présenter les mains vides – les objets de valeur ayant été dérobés en chemin – leur aurait demandé de façon sibylline : « Les oiseaux ne vous ont-ils pas dit en route qu’il fallait offrir des présents au grand khan ? » , ce à quoi les franciscains rétorquèrent « ils nous l’ont peut-être dit, mais nous n’avons pas compris leur langue. »
Ces talents ne suffirent pas cependant à convaincre le grand Mongol de se convertir. Dans sa lettre de réponse au pape, il l’invita à venir personnellement lui rendre hommage en compagnie de tous les rois d’Europe. L’initiative d’Innocent IV était donc un échec. Ses ambassadeurs prirent la route du retour pour un nouveau périple d’un an. En novembre 1247, Jean de Plan Carpin et Benoît de Pologne arrivèrent enfin à Lyon, où ils purent rendre compte de leur mission au pape.
Deux relations virent le jour à la suite de cette expédition : l’Histoire des Mongols de Jean de Plan Carpin et un texte plus court (une quinzaine de paragraphes pour quelques pages tout au plus) de Benoît de Pologne. De ce dernier, on ne connaît l’existence que de deux exemplaires manuscrits entreposés dans les bibliothèques nationales de Paris et de Vienne. Écrits en latin, ils n’ont à ce jour été traduits qu’en allemand, en anglais et en polonais. Pour leurs bons services, Jean fut nommé archévêque de Bar (dans l’actuel Monténégro) et Benoît, gardien du couvent franciscain à Cracovie. Ils moururent tous deux dans un relatif anonymat.
Quoique la mission diplomatique n’atteignit pas les objectifs fixés, elle produisit la première description écrite des Mongols et contribua à les démystifier. Beaucoup d’Européens les percevaient alors en effet comme des créatures démoniaques et non des êtres humains. En parlant de leurs mœurs, Jean de Plan Carpin et Benoît de Pologne reconnurent aussi que dans certains domaines comme l’administration ou l’organisation militaire, les Mongols étaient plus avancés que les Européens.
Le caractère quasi ethnologique du travail des franciscains lui confère une valeur scientifique supérieure à celle, par exemple, du Livre des merveilles de Marco Polo qui verse parfois dans le fantastique. C’est peut-être précisément cet aspect qui lui valut en revanche une plus grande popularité, quand les relations de Jean de Plan Carpin et de Benoît de Pologne ne rencontrèrent guère d’écho en dehors des cercles de spécialistes – Jules Verne par exemple en fit mention dans son Histoire des grands voyages et des grands voyageurs de 1870. Une leçon qu’ont peut-être retenue les auteurs polonais contemporains du reportage littéraire.