Les nouveaux marchands de soleil
Dans la mythologie polynésienne, le héros Maui prit un jour l’initiative de chercher à ralentir la course du Soleil afin que ses proches puissent bénéficier de journées plus longues et avoir le temps de terminer leur besogne. À cette fin, il préleva des cheveux de femmes de sa famille et en fit un solide filet grâce auquel il parvint à capturer le Soleil. L’astre, après de vaines protestations, finit par recouvrer la liberté en échange d’un engagement à avancer plus lentement dans les cieux.
L’ancienneté de telles ambitions de maîtrise du Soleil témoigne de la compréhension précoce de la centralité de cette étoile pour notre survie, et pour notre vie tout court. Les progrès scientifiques ultérieurs ont confirmé cette intuition, et nous savons désormais que du rayonnement solaire et de la chaleur du noyau de la Terre, principales sources d’énergie de notre planète, la contribution du Soleil est de loin la plus importante puisqu’elle représente plus de 99,9 % du total1. Cette part est encore plus élevée si l’on ajoute que d’autres sources d’énergie comme les marées et les vents résultent dans des proportions variables de l’action du Soleil, que ce soit au travers de sa force gravitationnelle ou de la chaleur transmise.
Soustraction faite du rayonnement réfléchi par l’atmosphère terrestre, la quantité d’énergie solaire qui entre chaque année dans le périmètre du « système Terre » est proche de 950 millions de TWh2. En comparaison, la consommation mondiale d’énergie s’est inscrite au cours des dernières années dans une fourchette allant de 150 000 à 180 000 TWh par an3, soit tout au plus un cinq millième (0,0002 %) de l’apport annuel d’énergie solaire.
Certes, d’un côté, ces données de consommation ne tiennent compte que des sources « industrielles » d’énergie, ignorant donc les énergies humaine et animale ainsi qu’une partie de la combustion domestique de bois qui ne sont pourtant pas négligeables4. De l’autre, toute l’énergie solaire arrivante n’a pas vocation à être canalisée vers les activités humaines, d’autant qu’elle participe déjà à maintenir sur Terre des conditions favorables à la vie, et pas seulement la nôtre. Néanmoins, même avec des marges d’erreur et des approximations, l’écart entre les deux grandeurs est tel que l’on peut raisonnablement estimer le Soleil capable de combler l’intégralité de nos besoins en énergie, aussi bien aujourd’hui que dans les décennies à venir.
Alors que la poursuite de l’exploitation des combustibles fossiles (charbon, pétrole, gaz naturel) est pratiquement condamnée à l’horizon de quelques décennies en raison des rejets excessifs de gaz à effet de serre qui bouleversent le climat de notre planète, la généralisation d’un usage maîtrisé de l’énergie solaire continue de se heurter, malgré les énormes progrès enregistrés depuis une dizaine d’années, à trois grands obstacles.
Le premier est un problème de captage du rayonnement solaire et de sa transformation en énergie utilisable pour les activités humaines. De fait, s’il est assez simple de profiter de la chaleur du soleil, directement en se dorant la pilule ou bien via des appareils tels que des chauffe-eaux et des fours solaires, cette forme d’énergie a pour inconvénient d’être moins facilement transportable ou employable à des tâches mécaniques comme le déplacement d’un véhicule. En conséquence, c’est la filière photovoltaïque qui a été privilégiée, autrement dit la conversion directe du rayonnement solaire en électricité. Le passage par la case « électricité » élargit considérablement le champ des applications, de l’éclairage à la voiture électrique, mais se paie par des pertes plus importantes puisqu’aujourd’hui, même les cellules photovoltaïques les plus performantes parviennent à transformer en électricité tout au plus 50 % de l’énergie solaire reçue. En dehors des laboratoires, les panneaux solaires disponibles sur le marché affichent quant à eux des taux de rendement plus proches de 20 %. Un recours accru à l’énergie solaire nécessitera donc beaucoup de panneaux et d’espace pour les installer.
Le deuxième obstacle concerne le stockage. Dans la mesure où les besoins en énergie des activités humaines peuvent ne pas être synchrones avec les périodes d’ensoleillement – par exemple, nous utilisons davantage de lumière artificielle une fois la nuit tombée –, une capacité de stockage doit permettre d’assurer en permanence un approvisionnement stable en énergie, y compris à des moments de faible rayonnement solaire. Or, il n’existe pas aujourd’hui de possibilité technique de stocker les rayons du Soleil, et les solutions de stockage de la chaleur et de l’électricité restent encore peu performantes à grande échelle, même si de nombreux efforts de recherche sont consentis pour améliorer notamment les batteries.
Pendant de l’indispensable alignement dans le temps des besoins et des ressources mobilisables, le troisième et dernier obstacle a trait à leur proximité dans l’espace, et lorsque ce n’est pas le cas, aux modes de transmission qui permettent de les rapprocher. En effet, à l’adage romain d’après lequel le soleil brille pour tout le monde, il serait juste d’ajouter qu’il ne brille pas pour tous avec la même force, car comme tant d’autres ressources sur notre planète, le rayonnement solaire est inégalement distribué. De surcroît, les zones les mieux dotées ne sont pas nécessairement les plus peuplées ou les plus consommatrices d’énergie. Bien qu’il puisse paraître plus simple, au moins jusqu’à un certain degré, d’acheminer de l’énergie plutôt que de déplacer des populations ou des usines, à l’heure actuelle, le transport de chaleur ou d’électricité requiert des infrastructures très lourdes et coûteuses et peut occasionner des pertes importantes sur de « longues » distances (au-delà de quelques dizaines de kilomètres pour la chaleur, plusieurs milliers pour l’électricité).

Source : Global Solar Atlas 2.0 (Groupe de la Banque mondiale, ESMAP, Solargis)

Source : données de BP Statistical Review of Global Energy, carte de Our World in Data
Plus pressés de réduire nos émissions de gaz à effet de serre que notre train de vie, nous pensons avoir peut-être trouvé la réponse qui nous permettra de lever ou de contourner sans trop d’effort ces trois obstacles à la fois : l’hydrogène, ou plus exactement le dihydrogène, aussi représenté par sa formule chimique H2. Assemblage de deux atomes de l’élément le plus ancien, le plus abondant et le plus fondamental de l’Univers, la molécule de dihydrogène possède deux propriétés très utiles pour un scénario de transition énergétique et climatique. Tout d’abord, le H2 est un remarquable conteneur – on parle également de vecteur – d’énergie, capable d’en stocker et restituer de grandes quantités. En outre, à la différence de la plupart des autres combustibles, il ne contient pas de carbone et n’émet donc pas de dioxyde de carbone (CO2) lorsqu’il est brûlé.
Pouvoir calorifique en masse (kWh/kg) | Pouvoir calorifique net en volume | Émissions de CO2 lors de la combustion (kgCO2/kWh) | |
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Bois | 5 | 4,4 kWh/m3 | 0,35 |
Charbon | 4,7 – 8,9 | 6,6 kWh/m3 | 0,30 – 0,39 |
Pétrole brut | 11,7 | 10 kWh/L | 0,26 |
Gazole / diesel | 11,7 | 10 kWh/L | 0,27 |
Kérosène | 12,2 | 9,81 kWh/L | 0,25 |
Gaz naturel | 13,7 | 10,2 kWh/m3 | 0,19 – 0,21 |
Gaz naturel liquéfié (GNL) | 13,5 | 6 kWh/L | 0,20 |
Hydrogène | 33,3 | 3 kWh/m3 | 0 |
Hydrogène liquide | 33,3 | 2,7 kWh/L | 0 |
Cependant, le dihydrogène a aussi deux inconvénients de poids. Placé dans des conditions normales de température et de pression, il prend la forme d’un gaz si léger qu’il échappe à la gravité et à l’atmosphère terrestres. Ainsi, bien que l’élément hydrogène soit omniprésent sur notre planète, ne serait-ce que dans les molécules d’eau H2O, le H2 en tant que tel est très rare à l’état naturel et doit donc être produit par transformation chimique. Cela implique, suivant la loi de conservation de l’énergie, d’introduire dans le processus au moins autant d’énergie que n’en contiendra la future molécule dihydrogène, et très certainement davantage compte tenu d’inévitables pertes.
L’extrême légèreté du H2 s’accompagne par ailleurs d’une très faible densité. Autrement dit, si un kilogramme de dihydrogène contient bien plus d’énergie qu’un kilogramme de n’importe quel autre carburant, ce kilogramme occupe dans le même temps beaucoup plus d’espace, et cela complique son utilisation. On pense par exemple aux véhicules dont les réservoirs ont des limites de capacité. La densité énergétique du dihydrogène peut être accrue si le gaz est soumis à une forte pression ou bien liquéfié à une température inférieure à -252,9°C, mais de nouveau, cela requiert de complexes aménagements et de grandes quantités d’énergie.
Malgré ces réserves, de nombreux pays et entreprises se sont lancés dans la course à l’hydrogène – à partir de maintenant, par commodité, on appellera ainsi le H2 – et y investissent des moyens financiers colossaux. Parmi eux, certains ont déjà de l’expérience dans la production d’hydrogène, essentiellement destinée aujourd’hui aux industries du raffinage et de la chimie et reposant sur l’utilisation de charbon et de gaz naturel.
D’autres en revanche perçoivent dans la lutte contre le dérèglement climatique et les émissions de gaz à effet de serre une opportunité de développer une filière nouvelle qui leur permettra de transformer leur « rente » solaire en produit d’exportation. Au photovoltaïque, source d’énergie renouvelable la plus dynamique en termes de nouvelles capacités installées5, l’hydrogène apporterait une solution de stockage et de transport qui rendrait possible des livraisons d’électricité « propre » à l’échelle intercontinentale.
De fait, le caractère décarboné ou non de l’hydrogène ne se manifeste pas dans la molécule elle-même – nous avons vu plus haut qu’elle ne contenait pas de carbone –, mais dans son procédé de fabrication. Alors que la production d’hydrogène à base de charbon ou de gaz naturel rejette beaucoup de CO2, la méthode de l’électrolyse, qui n’utilise que de l’électricité et de l’eau, n’émet pas directement de gaz à effet de serre mais peut néanmoins être tenue responsable des émissions liées à la génération de l’électricité consommée. En d’autres termes, du H2 produit dans un électrolyseur alimenté par une centrale à charbon aura un bilan carbone total désastreux, mais remplacer cette centrale par des éoliennes ou des panneaux photovoltaïques réduira très largement les émissions correspondantes.
La capacité à produire, stocker et exporter de l’énergie convoitée par nombre d’États pour satisfaire leurs besoins économiques et industriels tout en atténuant leur impact sur le climat n’est pas le seul atout des pays ensoleillés. Disposer de cette énergie potentiellement abondante leur offre aussi une chance d’attirer vers leur territoire des industries très consommatrices en ressources comme la production de métaux et de composés chimiques. Ceci pourrait redistribuer les cartes de la division internationale du travail au détriment des « vieux » pays industrialisés, en particulier ceux d’Europe en raison de leur faible dynamisme interne et de leur relatif éloignement du puissant moteur de croissance que constitue l’Asie du Sud-est.
Sur un globe où la répartition des réserves de charbon, de pétrole et de gaz naturel deviendra probablement moins importante que l’exposition au soleil et au vent, qui seront les gagnants et les perdants ? Quels mouvements économiques et humains cette évolution pourrait-elle déclencher ? Le fantastique développement des sources d’énergie dites « renouvelables » inaugure-t-il une nouvelle ère de profusion à l’échelle de ce que le Soleil apporte à notre Terre, ou bien sera-t-il bien plus tôt arrêté par d’autres limites de notre planète ?
Deuxième partie : de l’énergie pour quoi faire ?
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Andrew C. Kren, Peter Pilewskie et Odele Coddington, « Where does Earth’s atmosphere get its energy? », Journal of Space Weather and Space Climate, vol. 7, A10, 2017, https://doi.org/10.1051/swsc/2017007. ↩
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World Energy Council, World Energy Resources. 2013 Survey, Londres, 2013, p. 8.2, https://www.worldenergy.org/assets/images/imported/2013/09/Complete_WER_2013_Survey.pdf. ↩
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Hannah Ritchie et Max Roser, « Energy Production and Consumption », Our World in Data, 2020, https://ourworldindata.org/energy-production-consumption. ↩
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Robert James. Fuller et Lu Aye, « Human and animal power – The forgotten renewables », Renewable Energy, vol. 48, 2012, p. 326-332, https://doi.org/10.1016/j.renene.2012.04.054. ↩
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Agence internationale de l’énergie, Renewables 2021. Analysis and forecast to 2026, Paris, 2021, https://iea.blob.core.windows.net/assets/5ae32253-7409-4f9a-a91d-1493ffb9777a/Renewables2021-Analysisandforecastto2026.pdf. ↩