Non, le libéralisme n’est pas mort
« Les dernières heures du libéralisme : mort d’une idéologie » (C. Chavagneux), « Le livre noir du libéralisme » (P. Larrouturou), « Le Marché introuvable : critique du mythe libéral » (M. Lainé) ; les temps sont durs pour le libéralisme, accusé d’être cause tout à la fois de la crise financière, du creusement des inégalités, de la faim dans le monde… Le plus souvent délivrée dans sa version caricaturale, qui dépeint une société anarchique sans foi ni loi où chacun poursuit sans scrupule son intérêt individuel, l’« idéologie » libérale se voit opposer par ses détracteurs les analyses fraîchement rééditées de Karl Marx ou de John M. Keynes dans le but de justifier l’interventionnisme étatique tous azimuts. L’économiste britannique ne renia pourtant jamais son appartenance au Parti libéral ! Cette contradiction supposée mérite quelques éclaircissements et devrait inciter à la réflexion avant de (re)mettre l’État sur l’autel et d’envoyer le libéralisme au bûcher. Un retour aux sources s’impose donc pour interroger la réalité de cette dichotomie, définir précisément de quoi il est question lorsque l’on parle de libéralisme et voir enfin que la lecture dominante qui en est faite est très éloignée de la lettre comme de l’esprit des textes modernes à l’origine de cette école de pensée.
LE LIBÉRALISME N’EST PAS L’ANARCHISME
Les anti-libéraux aiment à citer Ronald Reagan ― dont la filmographie ne laissera probablement pas plus de traces dans l’Histoire que l’œuvre philosophique ― déclarant lors de son arrivée à la Maison Blanche en 1981 que « dans la crise [de l’époque], le gouvernement n’était pas la solution [au] problème [des Américains], [mais que] le gouvernement était le problème ». Sur cette base, ils affirment que le libéralisme est par essence hostile à l’idée même d’État, d’autorité et de régulation, le confondant par là avec l’anarchisme.
Or, le libéralisme a besoin d’un État fort pour que les individus puissent effectivement exercer leur liberté et leur capacité à choisir. Ceci confère à l’État au moins deux fonctions :
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encadrer la liberté de chacun afin que, conformément au célèbre adage, « la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres » ;
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et garantir l’existence d’alternatives (partis politiques, entreprises concurrentes…) pour que la possibilité du choix ne devienne pas une fiction.
Par conséquent, le libéralisme n’exclut ni le pouvoir régulateur de l’État, ni son pouvoir coercitif qui assure l’application du premier ; ils les encourage plutôt.
Le véritable combat du libéralisme vise la tendance de l’État à prendre des décisions à la place des individus et, comme l’aubergiste Procuste, à les leur imposer quand bien même, par hypothèse, une décision uniforme ne saurait correspondre aux spécificités de chaque personne (one size does not fit all). Si l’on admet que la diversité est une réalité, voire un bien en soi, il en découle que l’État doit veiller à s’auto-limiter dans son activité et se contenter d’un rôle d’arbitre plutôt que de joueur sur le level playing field. Ce terrain de jeu se matérialise le plus souvent sous la forme du marché, autre objet de critique des anti-libéraux.
MARCHÉS, INTÉRÊT PERSONNEL ET MORALE
On a beaucoup glosé sur le comportement des traders et des spéculateurs, dont l’avidité parfois malhonnête serait à l’origine de la crise que nous traversons. L’opinion s’est ensuite retournée vers ce que l’on nomme commodément le « système », qui favoriserait la recherche effrénée du profit au détriment de toute considération morale et, dans certains cas, du respect de la loi.
L’attaque prend en particulier pour cible deux concepts développés par le père du libéralisme économique moderne, Adam Smith. Le premier est celui de la « main invisible », métaphore qui poserait une équivalence mathématique entre poursuite des intérêts personnels et satisfaction de l’intérêt général, alors que la crise née de l’exubérance des marchés prouverait à l’inverse que les deux phénomènes peuvent ne pas aller de pair et même être antinomiques.
Cette « harmonisation naturelle des intérêts » est l’interprétation dominante de la main invisible mais n’en est pas l’unique. L’expression n’apparaissant que trois fois dans tous les écrits publiés d’Adam Smith (dont une dans son Histoire de l’astronomie), il est permis de lui attribuer d’autres significations à la lumière du reste de l’œuvre du philosophe écossais. Appuyons-nous pour ce faire sur un second concept, « l’amour de soi » (self-love) des hommes. Ressort unique de leurs actions, il ne laisserait aucune place à la « bienveillance », et les anti-libéraux en ont tôt fait de dire que le libéralisme ne reposait que sur les vices des individus et non sur leur vertu. Il ne faudrait donc pas selon eux s’étonner de la multiplication des comportements immoraux ou illégaux.
C’est oublier un peu vite qu’avant d’être un économiste, Adam Smith fut d’abord un moraliste et que son œuvre est loin de se résumer aux Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776). Dix-sept ans plus tôt, Adam Smith publiait en effet sa Théorie des sentiments moraux, qui s’ouvre sur la phrase suivante : « Aussi égoïste que l’homme puisse être supposé, il y a évidemment certains principes dans sa nature qui le conduisent à s’intéresser à la fortune des autres, et qui lui rendent nécessaire leur bonheur, quoiqu’il n’en retire rien d’autre que le plaisir de les voir heureux. »
La sympathie est au fondement de toute la pensée d’Adam Smith et de ses contemporains libéraux comme David Hume. Dans la sphère économique, il signifie que la poursuite de l’intérêt personnel ne revient pas à ignorer toute morale et toute loi, bien au contraire, parce que le regard des autres nous importe et parce qu’à l’image de l’épicier kantien, être honnête peut à la fois servir notre intérêt social et notre intérêt matériel le plus immédiat.
Certains partisans du libéralisme ont cru, à tort, que les marchés pouvaient se passer de la morale et de la loi pour fonctionner correctement. De même, les adversaires du libéralisme ont cru, à tort, que l’idée de marché excluait par définition toute règle juridique ou considération morale de son mode de fonctionnement. Je souhaiterais rappeler aux uns comme aux autres que ce sont les hommes qui font les institutions plus que les institutions ne font les hommes. Aucune d’entre elles, aussi perfectionnée soit-elle, ne saurait dispenser les hommes de faire preuve d’éthique dans leurs actions. Cette liberté de choisir le bon ou le mauvais est précisément ce qui donne à l’Homme sa dignité et sa grandeur. Dans un monde où tous les choix seraient effectués par autrui, même si cet autrui disposait de la sagesse suffisante pour lui assurer un bonheur plus grand, l’Homme n’en demeurerait pas moins esclave. C’est pourquoi, au-delà des considérations sur l’efficacité supérieure prétendue ou averée du libéralisme économique, je voudrais conclure sur ce mot de Turgot, grand homme d’État français libéral (il y en a) selon qui « la liberté du commerce a un motif plus noble que celui de son utilité. »