Pour une ministère du Vivant et une politique de santé globale
Dans une récente chronique, le journaliste Stéphane Foucart prédit qu’« entre les mains de la plus grande part des dirigeants, « One Health » restera longtemps, et sans doute à jamais, un instrument de communication plutôt qu’un levier d’action »1. Ce concept, qui se traduirait par une approche globale ou holistique de la santé, vise à mieux articuler, d’une part, la gestion de la santé humaine, de la santé animale et de l’environnement, et de l’autre, les politiques publiques correspondantes au niveau local, national et planétaire. Bien qu’il ait été formulé des années avant la découverte du SARS-CoV-2, il a logiquement été mis à la mode avec la pandémie en raison de la possible origine animale du virus et des difficultés de lutte efficace sans coopération internationale, ainsi que le montrent notamment les risques liés aux variants.
Si l’approche « One Health » paraît donc de bon sens, sa mise en œuvre se heurte à d’importants obstacles pratiques et politiques que l’on peut constater au quotidien dans la gestion de la pandémie. Est-ce à dire cependant, comme le fait Stéphane Foucart, qu’« il n’existe aujourd’hui aucune traduction réglementaire ou législative à cette notion » ni « aucun projet concret pour faire de « One Health » un outil véritablement opérationnel » ?
Sans prétendre décrire une politique qui répondrait à 100 % aux fondements de l’approche « One Health », on peut néanmoins esquisser quelques propositions qui, dans le cas français, permettraient de s’en rapprocher et surtout, d’atténuer les incohérences et les injustices les plus flagrantes.
La première, identifiée de longue date, est de poursuivre le rééquilibrage entre soins et prévention, en particulier en termes d’organisation et de moyens budgétaires. Même si les stratégies nationales de santé successives accordent de plus en plus d’importance à la prévention, y compris grâce à l’alimentation et au sport, les dépenses associées, qu’elles relèvent de la prévention institutionnelle ou des soins préventifs, continuent de ne représenter que quelques pourcents du total2. En complément de mesures déjà mises en place comme le « sport sur ordonnance » et les incitations à la pratique du vélo inscrites dans les politiques de mobilité, la relance du dossier médical partagé permettrait aux acteurs de la santé publique d’être plus pro-actifs et de pouvoir par exemple rappeler aux citoyens par SMS ou courrier les échéances des bilans de santé et de vaccination ainsi que les possibilités de prise en charge. En France, un quart de la population renoncerait à des soins en dépit de l’existence de nombreux dispositifs d’aide et de prestations gratuites.
Il est vrai qu’historiquement, une partie de la prévention était assurée par la médecine du travail. Toutefois, comme l’ont remarqué les députés à l’initiative d’une proposition de réforme actuellement en cours d’examen, « la forme de certains contrats de travail rend difficile le suivi médical de certains travailleurs, comme les travailleurs handicapés, les salariés intérimaires, les titulaires d’un contrat à durée déterminée ou les travailleurs indépendants. » En outre, la « pénurie » de médecins du travail affecte leur capacité à « maintenir les délais et le suivi des visites médicales des salariés ».
Pour autant, les parlementaires ne sont pas allés jusqu’au bout de ce raisonnement qui aurait pu les conduire à questionner l’intérêt même, au XXIe siècle, d’un système distinct consacré à la santé au travail. Fruit d’une époque où les risques professionnels résultaient dans une large mesure d’activités industrielles, obéissaient à des causalités relativement simples – notamment en cas d’accident – et affectaient des salariés liés à une entreprise et/ou un type d’emploi pendant toute leur carrière, il a certes « permis de diminuer au fil des années la sinistralité liée aux accidents du travail », mais peine désormais à prendre en charge des risques plus diffus avec des liens de causalité beaucoup moins évidents à établir : nous sommes bien dans la « société du risque » théorisée par le sociologue allemand Ulrich Beck.
Deux exemples peuvent illustrer la moindre pertinence de la séparation entre gestion de la santé au travail et de la santé tout court. Les quelque 3 000 pages et 11 000 articles de notre Code du travail comprennent des normes de nature sanitaire et environnementale, dont l’article R4222-10 qui fixe une limite de 10 milligrammes de poussières par mètre cube d’air dans les locaux à pollution spécifique. Le Code de l’environnement, pour sa part, établit la limite à 0,05 mg par mètre cube, soit cent fois moins. Dans la mesure où il est aujourd’hui admis que la pollution de l’air dépasse de très loin les seuls environnements professionnels et qu’il existe une norme générale applicable à l’atmosphère, à quoi sert la norme spécifique aux lieux de travail, a fortiori lorsqu’elle est moins sévère ?
Un deuxième exemple est celui du régime d’indemnisation des victimes de l’amiante, ouvert aussi bien aux victimes « professionnelles » et « environnementales » et cofinancé par l’État et la branche accidents du travail et maladies professionnelles de la Sécurité sociale. En apparence exceptionnel du fait de l’ampleur de la population concernée et de l’émotion suscitée par le « scandale », il pourrait pourtant être imité pour d’autres risques dans le sillage du développement de la justice environnementale et climatique ainsi que de l’engagement de la responsabilité des pouvoirs publics en matière de pollution de l’air ou de réglementation de certains pesticides.
L’intégration des politiques de santé humaine, animale et environnementale a déjà débuté en France il y a au moins dix ans avec la fusion de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa) et de l’Agence française de sécurité sanitaire de l'environnement et du travail (Afsset) en un établissement unique, l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). Comme indiqué sur son site internet, « l’Agence évalue ainsi l’ensemble des risques (chimiques, biologiques, physiques…) auxquels un individu peut être exposé, volontairement ou non, à tous les âges et moments de sa vie, qu’il s’agisse d’expositions au travail, pendant ses transports, ses loisirs, ou via son alimentation. »
Une nouvelle étape consisterait en un rapprochement du même ordre des corpus normatifs et des organes chargés de les faire respecter, c’est-à-dire l’inspection du travail, certains inspecteurs de l’environnement, les services vétérinaires, ou encore certains agents de la répression des fraudes. Ceci n’implique ni de faire émerger des super-agents compétents dans tous les domaines de la santé, ni de fusionner les corps correspondants, mais par exemple de favoriser les inspections communes travail-environnement. Les effectifs de ces métiers ainsi que leurs pouvoirs d’intervention et de sanction doivent en outre refléter le degré d’importance que les autorités politiques accordent à la santé, peut-être à placer sous l’autorité d’un grand ministère du Vivant.
L’approche globale de la santé doit enfin se retrouver dans la diversité des outils utilisés pour améliorer l’espérance de vie en bonne santé, en priorité des personnes qui sont aujourd’hui en bas de l’échelle. Si les ouvriers du bâtiment, les chauffeurs routiers ou les manutentionnaires en abattoir affichent des taux d’accident, de maladie professionnelle et de décès « précoce » très supérieurs à la moyenne, investir dans le développement de la construction préfabriquée, de la conduite assistée (voire autonome), de l’automatisation de la transformation des viandes (et peut-être dans la réduction de la consommation et de la production) et dans la reconversion des travailleurs concernés est une piste qui mérite d’être évaluée, de la même façon que le télétravail est apparu ces derniers mois comme un moyen efficace et relativement peu coûteux de freiner la propagation du coronavirus.
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Stéphane Foucart, « Dans le monde politique, l’approche “One Health” demeure incantatoire », Le Monde, 25 avril 2021. ↩
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Roland Cash, Quelles évolutions possibles pour le financement de la prévention ?, Présentation pour le séminaire « Priorité prévention, passons à l’acte ! » organisé le 10 octobre 2018 par la Conférence nationale de santé, le Haut Conseil pour l’avenir de l’assurance maladie et le Haut Conseil de la santé publique. ↩