Les soldats français passent à l’action en Côte d’Ivoire
Revue de la presse française du 2 au 8 avril 2011
La situation politique de la Côte d’Ivoire semblait enlisée depuis des mois, au point de passer au second plan de l’actualité internationale derrière le printemps arabe ou la catastrophe japonaise, mais la grande offensive lancée lundi 28 mars par les Forces républicaines de Côte d’Ivoire (FRCI) a fait bouger les lignes et remis ce pays sur le devant de la scène.
En quelques jours, les troupes fidèles au président reconnu par la communauté internationale Alassane Ouattara se sont rendues maîtres de la quasi-totalité du pays et ont pénétré dès jeudi 31 mars la ville d’Abidjan, cœur économique du pays. Cependant, c’est aussi là que se trouve Laurent Gbagbo, le président sortant qui continue de clamer sa victoire aux élections de novembre dernier et qui refuse en conséquence de quitter le pouvoir. Entouré de ses unités d’élite les plus loyales, il a opposé une farouche résistance aux FRCI avant de se replier autour de trois bâtiments : le palais présidentiel, sa résidence de chef de l’État et le camp de gendarmerie d’Agban.
À l’heure où nous écrivons ces lignes, Abidjan reste donc dans l’incertitude en dépit des difficultés croissantes que traversent les habitants de cette grande ville de près de quatre millions d’habitants : le chaos ambiant favorise le pillage tandis que les approvisionnements en eau, en électricité et en produits de consommation courante ne sont plus assurés. Les violences auxquelles se livrent certains soldats à l’appartenance indéterminée ont également obligé de nombreux diplomates étrangers à s’enfuir.
Les civils français prêts à être évacués
La France est particulièrement concernée par le conflit en Côte d’Ivoire puisque les deux États sont liés par des accords de défense, en plus de relations politiques, économiques voire personnelles assez fortes héritées du passé colonial. Les ressortissants français présents dans le pays, qui seraient environ douze mille, occupent des responsabilités importantes dans l’appareil économique ivoirien mais sont tributaires de l’état des relations diplomatiques entre Paris et la capitale Yamoussoukro. Par exemple, la destruction des capacités aériennes militaires ivoiriennes à la suite du bombardement de la base française de Bouaké en novembre 2004 avait généré des actes de violence contre les civils français. Bon nombre d’entre eux avaient alors dû être évacués, parfois pour ne jamais revenir.
C’est entre autres pour empêcher la répétition d’un tel épisode qu’est déployée sur place la force Licorne, un contingent qui comptait il y a quelques semaines encore neuf cents soldats. Les craintes d’escalade du conflit dans le pays ont poussé les autorités françaises à relever plusieurs fois ce nombre, qui atteint maintenant mille six cent cinquante. Les civils français ont également été encouragés à se regrouper de manière à faciliter leur évacuation si le besoin s’en faisait sentir.
En dehors de cette mission de protection des civils, la diplomatie française s’était montrée extrêmement prudente sur le terrain en s’abstenant d’intervenir en faveur de l’un ou de l’autre des présidents ivoiriens, bien qu’elle avait reconnu la victoire d’Alassane Ouattara et exhorté Laurent Gbagbo à quitter pacifiquement ses fonctions. La position de la France, ancienne puissance coloniale dans la région et traditionnel faiseur de rois à l’apogée de la « Françafrique », ne lui permet pas en effet de faire preuve d’un interventionnisme trop marqué, au risque de réveiller le vieux ressentiment anticolonial et d’affaiblir son influence dans des pays voisins soucieux de leur indépendance et aujourd’hui de plus en plus courtisés par de nouveaux acteurs comme la Chine ou les États-Unis.
Malgré tout, devant les perspectives de guerre civile et l’incapacité de l’Opération des Nations unies en Côte d’Ivoire (ONUCI) à garantir la protection des populations, Paris a fini par s’engager de manière plus active dans le conflit sous couvert de la résolution 1975 du Conseil de sécurité de l’ONU, adoptée le 30 mars. Au nom de la responsabilité de protéger, les hélicoptères de la force Licorne ont décollé lundi 4 avril pour neutraliser les armes lourdes dont disposait le camp de Laurent Gbagbo.
« On ne fait pas la guerre en Côte d’Ivoire »
Le lendemain, la presse hexagonale sortait elle aussi l’artillerie lourde stylistique en n’hésitant pas à qualifier cette action d’« engagement » (Le Parisien) ou d’« entrée » (Libération) dans la « guerre ». Le chef du Quai d’Orsay Alain Juppé, interrogé jeudi 7 mars par la commission des affaires étrangères et de défense du Sénat, a cependant démenti, affirmant qu’« on ne fai[sai]t pas la guerre en Côte d’Ivoire. […] Nous soutenons l’intervention de la force de l’ONU en Côte d’Ivoire, l’ONUCI, pour protéger les populations civiles. » Ce n’est évidemment pas l’avis des partisans du président sortant, selon lesquels « la France a déclaré la guerre à la Côte d’Ivoire. Paris veut assassiner Laurent Gbagbo. C’est une manœuvre colonialiste de Paris pour installer son homme [NDLR : Alassane Ouattara] à la tête du pays. » L’accusation avait été un temps relayée sur les ondes de la Radiodiffusion télévision ivoirienne (RTI) qui agitait le spectre du « génocide rwandais [en préparation] en Côte d’Ivoire par les hommes de Sarkozy » jusqu’à ce que cet outil de propagande passe entre les mains des FRCI.
Qu’on puisse la qualifier de guerre ou non, l’opération ne semble dans tous les cas pas soulever pour le moment de dissension importante entre les principaux partis politiques français ou dans l’opinion publique. Pourtant, comme le font justement remarquer plusieurs grands quotidiens, les soldats français sont désormais engagés sur trois fronts avec l’Afghanistan et la Libye. Or, en période de disette budgétaire, il est à craindre qu’indépendamment de la légitimité de ces opérations extérieures, leur simple coût fasse grincer des dents les citoyens qui doivent pour leur part se serrer la ceinture. Le ministre de la Défense Gérard Longuet a certes tenté de rassurer sur ce point en rappelant qu’une enveloppe dédiée était prévue dans le budget mais si d’aventure l’intervention en Libye ou en Côte d’Ivoire devait s’éterniser, il est probable que la somme n’y suffirait pas.
La capacité opérationnelle même de l’armée française pose aussi question, alors que la Révision générale des politiques publiques (RGPP) et le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale se sont traduits par des réformes profondes du dispositif de défense français : restructurations territoriales, mutualisation des moyens de soutien, « rationalisation » d’un certain nombre de fonctions… autant de mesures qui peuvent avoir un impact négatif sur l’organisation de l’armée pendant la phase de transition.
Remise en route de l’État ivoirien malgré la persistance de l’instabilité politique
Enfin, l’absence de perspective de sortie d’une crise post-électorale qui dure maintenant depuis quatre mois et qui aurait provoqué la mort de plus de cinq cents personnes et le déplacement d’un million d’autres n’autorise pas d’envisager l’avenir avec sérénité. Si un cessez-le-feu entre les deux armées ivoiriennes a rétabli un semblant de calme à Abidjan, Laurent Gbagbo, surnommé le « boulanger » en raison de sa réputation d’habile politique capable d’enrouler ses adversaires dans la farine, a jusqu’à aujourd’hui refusé toutes les propositions de l’opposition, de l’ONU ou de la France pour négocier son départ. Il redouterait en particulier des poursuites de tribunaux nationaux, voire de la Cour pénale internationale déjà saisie pour des crimes de guerre commis par des proches du régime.
Dans l’attente, le président Alassane Ouattara a décidé le soir du jeudi 7 mars d’établir un « blocus […] autour du périmètre » de la résidence présidentielle, comme lui-même avait été isolé depuis les élections de novembre à l’intérieur du Golf Hôtel d’Abidjan. Sa priorité désormais consiste à remettre la Côte d’Ivoire en état de fonctionnement, notamment par la reprise des exportations de cacao et de café qui représentent 20% du PIB et font de ce pays le premier producteur mondial de l’ingrédient de base du chocolat. La France devrait de son côté l’assister dans ses efforts en faisant voter la levée des sanctions imposées par l’Union européenne après les élections pour asphyxier économiquement le parti de Laurent Gbagbo.