Les externalités expliquées aux enfants : l’exemple des chewing-gums

Le magazine en ligne américain Slate a publié cette semaine un article original sur l’impact environnemental du… chewing-gum. Ce produit de grande consommation se révèle beaucoup moins anodin qu’il n’y paraît au premier abord et fournit une excellente illustration du phénomène que les économistes désignent sous le vocable d’externalités.

Marché des permis d’émission de gaz à effet de serre, taxe sur la teneur en CO2 des carburants : les mécanismes économiques sont très souvent utilisés par les autorités politiques pour lutter contre le réchauffement climatique. L’un comme l’autre ont en commun de reposer sur l’idée d’externalités, c’est-à-dire d’effets qu’entraîne la production ou la consommation d’un bien ou d’un service et dont le bénéfice ou le coût n’est pas intégré au prix. Dans le cas du réchauffement climatique, il peut par exemple s’agir de la montée du niveau des eaux ou du recul de la biodiversité. Cependant, malgré d’éminentes tentatives comme celle de l’économiste Nicholas Stern pour estimer le coût du phénomène, sa dimension est telle que les résultats obtenus doivent être maniés avec précaution, d’autant que l’attribution d’un prix à certains éléments comme la biodiversité soulève des interrogations d’ordre éthique.

C’est pourquoi il peut être utile d’expliquer le concept d’externalités à l’aide d’un objet moins complexe – le chewing-gum –, appréhendé dans un système bien délimité – la ville de Londres –. Au grand dam de Paris, la capitale du Royaume-Uni a été choisie pour organiser les prochains Jeux olympiques et paralympiques et parmi les défis qui se posent à la mairie de la ville figure le grand nombre de chewing-gums collés sur les trottoirs. La chose peut paraître anecdotique mais il est vrai qu’une chaussée couverte de vieux chewing gums n’est pas très esthétique et que l’expérience peut même devenir franchement désagréable lorsque le détritus à peine jeté vient s’accrocher à une innocente chaussure.

11 millions d’euros par an pour éliminer les chewing-gums des pavés londoniens

Au-delà de ces considérations de confort, l’élimination des seuls chewing-gums abandonnés sur la voie publique coûterait à la municipalité 10 millions de livres par an, soit un peu plus de 11 millions d’euros. En outre, l’opération requiert souvent l’utilisation de puissants produits chimiques qui ne contribuent certainement pas à rendre la Tamise plus propre. La ville a calculé que le coût d’enlèvement d’un chewing-gum variait de 50 pence à 2 livres (de 60 cents à 2,30 euros). En comparaison, le prix moyen d’une gomme à mâcher tourne autour de 3 pence (autant de cents) pour le consommateur. Une première simplification grossière aboutit à faire de la différence entre le prix du chewing gum et la somme dépensée par la mairie pour son élimination la valeur de l’externalité, soit 57 cents si l’on retient la fourchette basse.

Ce calcul n’embrasse toutefois pas le tableau complet dans la mesure où tous les chewing-gums achetés ne sont pas abandonnés sur la voie publique. Parmi les 20 millions de Britanniques qui achètent chaque année près d’un milliard de paquets de gomme à mâcher, on peut en effet raisonnablement supposer qu’une majorité se comporte de manière civique, sans quoi le problème prendrait vite des proportions affolantes. De plus, la mastication de chewing-gum permettrait de lutter contre la formation de caries, voire faciliterait la concentration. Ces gains, qui représentent des externalités positives, seraient à retrancher du montant des externalités négatives mais pour des raisons didactiques, nous n’en tiendrons pas compte : le but du présent article n’est pas de déterminer si la consommation de chewing-gums est globalement positive ou négative mais, plus modestement, de clarifier le concept d’externalités et d’exposer quelques types de solution envisageables.

Si le problème se réduit à un signal-prix inadéquat, la réponse la plus évidente consiste à le rendre plus fidèle à la réalité en internalisant la valeur de l’externalité dans le coût du comportement « socialement nuisible ». C’est ce à quoi vise la taxe pigouvienne, du nom de l’économiste britannique du début du XXe siècle Arthur Cecil Pigou. Elle agit sur deux versants : d’une part, l’augmentation du prix final du produit en découragerait la consommation, conformément au modèle classique de l’offre et de la demande tandis que, d’autre part, la somme récoltée servirait à financer les opérations de nettoyage.

Pour une taxe sur le chewing-gum ?

Quoique politiquement très difficile à défendre, la logique de l’argument a inspiré de multiples projets de taxe sur le chewing-gum en Irlande et au Royaume, sans qu’ils n’aient jusque là débouché sur de véritables lois. À n’en pas douter, le lobbying des fabricants de gommes et notamment du géant britannique Cadbury a contribué à bloquer l’avancée du dossier, de même que l’opposition prévisible des citoyens. Pourtant, il existe également des raisons moins subjectives qui incitent à la circonspection.

La première est que la taxe frapperait indifféremment tous les consommateurs de chewing-gums, qu’ils jettent ou non leurs produits usagés dans la rue. Elle serait donc injuste sur le plan moral. Ce caractère aveugle aboutirait à un seconde difficulté qui remettrait en cause l’efficacité même de la taxe. À partir du moment où tous les acheteurs de chewing-gums s’acquittent d’une taxe censée couvrir le coût de leur méfait potentiel, ils seraient tentés de se croire précisément autorisés à le commettre puisque d’une certaine manière, ils en auraient acquis le « droit ».

Ce genre de problème, qui fait l’objet de travaux de spécialistes de l’économie comportementale et de l’économie hétérodoxe comme Steven D. Levitt, vient ici de ce que la taxe n’intervient pas au bon niveau. A priori, le but recherché n’est pas en effet de sanctionner l’achat de chewing-gums mais seulement leur rejet inopportun. Cependant, pour des questions pratiques, il n’est pas possible de déclencher la taxe à ce stade si ce n’est sous forme d’amende. Malgré leur montant parfois élevé, elles restent néanmoins relativement peu dissuasives car difficilement applicables.

À Singapour, le chewing-gum est interdit

Que faire alors ? La cité-État de Singapour, réputée pour son extrême propreté, a mis en place en 1992 un régime radical d’interdiction de vente et d’importation de chewing-gums. Curieusement, peu de fraudes ont été constatées et le dispositif a porté ses fruits. On imagine toutefois assez mal sa transposition dans nos démocraties occidentales, compte tenu du tollé que cela provoquerait et du probable non-respect de la règle.

Sommes-nous au final réduits à l’impuissance et devons-nous nous résoudre à compter uniquement sur le civisme de chacun ? Entre la solution économique la plus élémentaire et l’arme juridique la plus lourde, il existe heureusement d’autres pistes qui gagneraient à être davantage creusées. La réglementation pourrait par exemple prévoir l’interdiction à l’horizon 2020 des chewing-gums biodégradables afin d’obliger les fabricants à investir dans la recherche tout en ayant le temps de développer des alternatives. À dire vrai, le chewing-gum biodégradable est d’ores et déjà une réalité mais n’a pas encore percé, d’autant que la population est somme toute peu sensibilisée à la thématique. C’est pourquoi les autorités publiques devraient peut-être encourager avec plus ou moins de fermeté les grandes marques de gommes à mâcher de communiquer plus fortement sur le sujet : elles le font bien à propos des bienfaits des chewing-gums pour la santé bucco-dentaire, après tout. Les masticateurs impulsifs noteront enfin que le bon vieux bâton de réglisse possède les mêmes qualités et que s’il ne se décline pas en dizaines de parfums, il a le mérite de ne pas coller sous la chaussure.