Les chants de la liberté : la musique contestataire des années 1980
Article paru le 30 mai 2014 dans le numéro 3 du Courrier de Pologne.
Dżem, Kult, Maanam, Perfect… une sélection de dix groupes et chansons qui ont marqué l’histoire politique et artistique de la Pologne des années 1980 jusqu’à nos jours. Œuvres contestataires, elles ont aussi porté le rock polonais à son âge d’or.
Lorsqu’au petit matin du 13 décembre 1981, le général Wojciech Jaruzelski, dans une allocution télévisée restée fameuse, décrète la loi martiale, l’armée et la milice occupent déjà les rues, les grandes usines et les bâtiments de la radio et de la télévision. Un couvre-feu est instauré, les écoles et les universités sont fermées, la presse ne paraît plus, les liaisons téléphoniques et le courrier sont soumis à une censure systématique et il devient interdit de sortir du territoire polonais.
En outre, plus de 3 000 membres du syndicat libre Solidarité (Solidarność en polonais) ou d’autres structures d’opposition comme le Club des intellectuels catholiques (KIK) sont arrêtés et envoyés en camp d’internement dès la première nuit. Jusqu’à la levée définitive de l’état de siège en juillet 1983, ce sont environ 10 000 personnes qui passeront par ces prisons dispersées dans tout le pays. On retrouve sur la liste des internés des noms célèbres comme Lech Wałęsa et Lech Kaczyński, anciens présidents de la République, Tadeusz Mazowiecki, l’actuel chef de l’État Bronisław Komorowski ou encore Adam Michnik, rédacteur en chef du grand quotidien Gazeta Wyborcza.
Sur le plan culturel, le climat d’oppression permanente et le renforcement de la censure ont contraint les artistes à se réfugier dans la clandestinité et à produire à domicile ou à l’église. La poésie, sans doute matériellement plus adaptée que le roman aux contraintes de l’édition « souterraine » , enregistre de beaux succès avec Wisława Szymborska (prix Nobel de littérature 1996), Czesław Miłosz (prix Nobel de littérature 1980) ou Zbigniew Herbert tandis que le cinéma se concentre sur des comédies moins politiques que les grandes productions des années 1970 signées Andrzej Wajda ou Agnieszka Holland.
La musique connaît en revanche une extraordinaire effervescence autour du festival de Jarocin. Cette petite ville de l’ouest de la Pologne accueille en effet à partir de 1980 le Festival polonais de musique de la jeune génération, plus grand événement du genre dans l’ensemble du bloc communiste auquel participent chaque année jusqu’à 20 000 personnes. De façon étrange, même sous le régime de la loi martiale, le pouvoir n’interdit ni le festival, ni les émissions de rock diffusées sur la troisième station de radio et se contente de les censurer.
Ceci s’expliquerait d’une part par la concentration des moyens policiers sur Solidarité au détriment d’autres foyers de contestation mal compris par les dirigeants communistes, mais aussi par l’espoir de détourner les jeunes des manifestations politiques et de canaliser leur énergie loin des grands centres urbains. Or, le contenu des chansons de cette époque est très critique de l’état de siège et de la dictature communiste et a ainsi contribué à insuffler à toute une génération un désir de liberté et de changement.
Au-delà de cette dimension politique, la musique polonaise des années 1980, en particulier dans ses expressions rock et punk, représente également un âge d’or artistique qui continue de fasciner les jeunes générations d’aujourd’hui, pourtant peu familières des réalités de la vie sous le communisme. De nombreux groupes ayant fait leurs débuts à Jarocin il y a une trentaine d’années sont d’ailleurs toujours au répertoire de festivals et de salles de concert, même s’ils ont souvent connu des recompositions.
La sélection qui suit n’a pas la prétention d’être un classement, encore moins de fournir une liste exhaustive des chansons contestataires du répertoire polonais des années 1980. Volontairement limitée à dix titres de groupes ou chanteurs différents, elle donne néanmoins un aperçu de la palette de styles et de thèmes abordés dans la musique de cette période et contient des renvois vers d’autres chansons du même artiste. À découvrir sur Internet ou sur scène à l’occasion d’un séjour en Pologne !
Jacek Kaczmarski – Mury
Bien qu’écrite en 1978, Mury (Murs) connaît son heure de gloire dans les années 80 en devenant l’un des hymnes de Solidarność. Plus proche du chant de partisan que du rock, elle est en effet inspirée de l’Estaca, composée par le Catalan Lluís Llach en 1968 en réaction à la dictature franquiste. Dans Mury, Jacek Kaczmarski appelle les foules à abattre les murs, briser les chaînes et le fouet pour renverser le monde ancien. Cependant, la chanson se termine sur une vision pessimiste puisque les murs ne cessent de se dresser et les chaînes de balancer aux pieds.
Przemysław Gintrowski – Raport z oblężonego miasta
Raport z oblężonego miasta (Rapport de la ville assiégée) s’inscrit pour sa part dans un autre genre très répandu en Pologne : la poésie chantée. Dans le cas du Rapport, l’auteur du texte n’est autre que Zbigniew Herbert, ami du Nobel de littérature Czesław Miłosz et lui-même candidat malheureux à cette distinction. Le poème, publié par Kultura en 1983, fait directement référence à l’atmosphère menaçante de la Pologne sous la loi martiale et c’est le même ton sombre et oppressant qui domine la chanson, distribuée de manière clandestine à partir de 1986.
Perfect – Nie płacz Ewka
Avec le groupe Perfect, on commence à entrer dans le vif du rock polonais des années 1980. La balade romantique Nie płacz Ewka (Eva, ne pleure pas) de 1981 n’est pas leur chanson la plus agressive mais n’est pas moins critique à l’égard de la génération précédente, accusée d’avoir abandonné la lutte pour le confort de la décennie Gierek. Au pouvoir de 1970 à 1980, ce dirigeant communiste a tenté de redonner de l’oxygène à l’économie polonaise en introduisant plus de biens de consommation financés grâce à des prêts contractés à l’Ouest. Sa jeunesse de mineur en France lui a en effet permis de nouer de bonnes relations avec les puissances occidentales. L’échec de sa stratégie de modernisation a toutefois conduit à la fin des années 70 le pays vers le surendettement et le rationnement. Perfect moque cette classe moyenne éphèmère qui a renoncé à ses idéaux pour « une télévision, des meubles et une petite Fiat » .
Chcemy być sobą (Nous voulons être nous-mêmes) est un autre exemple de contournement de la censure puisqu’en direct sur scène, il n’était pas rare que le chanteur transforme la phrase titre en Chcemy bić ZOMO – nous voulons cogner les ZOMO, c’est-à-dire la milice polonaise à l’époque du communisme.
Kult – Po co wolność
Si Po co wolność (La liberté, pour quoi faire ?) est relativement tardive (1989), elle cristallise la critique à la fois à l’égard du régime qui maintient les frontières fermées (z ludźmi, których kochasz, rozmawiasz tylko listami – avec les gens que tu aimes, tu ne peux parler que par lettre) mais aussi contre la passivité de la majorité qui se contente de la télévision, du pain et des jeux. Kult continue à travers sa musique de dénoncer les travers de la société et son chanteur Kazimierz Staszewski, surnommé Kazik, est sans aucun doute aujourd’hui encore l’une des personnalités les colorées de la scène artistique polonaise.
Republika – Biała flaga
Comme Kult, Republika peut s’enorgueillir d’avoir été souvent victime de la censure communiste, au point que son leader Grzegorz Ciechowski a été appelé sous les drapeaux pour l’éloigner de son groupe et de la musique. Aussi audacieux dans les paroles que sur le plan musical avec un goût prononcé pour le new wave, Republika s’est par exemple attaqué à l’aliénation du travail en usine dans Kombinat mais il est surtout connu pour Biała flaga (Drapeau blanc), arrivé en tête du classement annuel des meilleures chansons polonaises de tous les temps en 2011 et 2012 alors que la chanson date de 1982. Elle est également dirigée contre ceux qui ont choisi de servir le pouvoir après s’y être opposés.
Dezerter – Pałac
Dezerter a poussé la provocation encore plus loin que Republika avec ses airs emplis de rage. Baptisé à l’origine SS-20 comme les missiles nucléaires déployés dans l’Union soviétique dans les pays du bloc de l’est, il a dû changer de nom en faveur de Dezerter, non moins lourd de sens. Antimilitariste, le groupe a aussi tourné en dérision le « monde nouveau » promis par le socialisme dans Ku przyszłości (Vers l’avenir) et ne cache pas sa volonté de raser le Palais de la culture et de la science, symbole de la domination soviétique en Pologne, dans la chanson Pałac. Écrite en 1985, elle n’a pu être diffusée sur support physique qu’à partir de 1990 en raison de la censure.
Maanam – Nocny patrol
Moins brutale, influencée par des notes orientales, la musique de Maanam a rencontré un succès durable qui ne s’est interrompu que dans les années 2000 avec l’affaiblissement physique de son guitariste Marek Jackowski, né en … 1946 ! Nocny patrol (Patrouille de nuit), sorti en 1983, fait sans ambiguité référence à la loi martiale, le couvre-feu et la présence militaire dans les rues, tout comme le titre instrumental Polskie ulice et ses alarmes de voiture de police. Pendant les concerts, la charismatique chanteuse Kora et son public portaient d’ailleurs les mêmes lunettes noires que le général Jaruzelski.
Turbo – Dorosłe dzieci
À contre-courant des groupes abordés jusqu’à maintenant, Turbo a évolué avec le temps du rock vers le metal et figure avec ses contemporains Kat et TSA dans la Grande trinité du metal polonais. Ce genre fera beaucoup d’émule dans les années 1990 et compte parmi les styles où les groupes polonais s’exportent le mieux. Composée en 1982, Dorosłe dzieci (Enfants adultes) est musicalement encore sage mais dénonce dans ses paroles le modèle traditionnel d’éducation, moralisant, identique pour tous et ne laissant pas de vie entre le travail et le sommeil.
Dżem – Whisky
De toute cette liste, Dżem est probablement le groupe aux textes les moins « politiques » . Néanmoins, sa longévité – les débuts remontent à 1973 ! – et son talent sont tels qu’il est difficile de ne pas le mentionner dans une anthologie, même brève, du rock polonais des années 1980. D’autre part, le refus d’une vie « rangée » tel qu’exprimé dans Whisky (1985) est dans son genre tout aussi subversif que des réquisitoires visant plus directement le mode de gouvernement.
Lombard – Przeżyj to sam
Hymne à la jeunesse en général plus qu’à une génération en particulier, Przeżyj to sam (1983) a une résonance qui dépasse de loin les années 1980, aussi parce qu’elle est devenue la chanson fétiche des supporteurs du club de football Lech Poznań. Le groupe Lombard a cependant été victime de ce succès et n’a jamais véritablement réussi à répéter l’exploit avec un autre titre. Concluons sur ces paroles :
Na życie patrzysz bez emocji Na przekór czasom i ludziom wbrew Gdziekolwiek jesteś w dzień czy w nocy Oczyma widza oglądasz grę Ktoś inny zmienia świat za Ciebie Nadstawia głowę, podnosi krzyk A Ty z daleka, bo tak lepiej I w razie czego nie tracisz nic
Refren Przeżyj to sam, przeżyj to sam Nie zamieniaj serca w twardy głaz Póki jeszcze serce masz
Widziałeś wczoraj znów w dzienniku Zmęczonych ludzi wzburzony tłum I jeden szczegół wzrok Twój przykuł Ogromne morze ludzkich głów A spiker cedził ostre słowa Od których nagła wzbierała złość I począł w Tobie gniew kiełkować Aż pomyślałeś: milczenia dość
(refren)
Tu observes la vie impassiblement Hors du temps, en ignorant les gens Où que tu sois, de jour comme de nuit Tu regardes le match des tribunes Un autre à ta place change le monde Relève la tête, pousse un cri, Et toi tu restes loin, c’est plus sûr Au cas où, tu ne perds rien
Refrain Vis-le toi-même, vis-le toi-même Ne laisse pas ton coeur devenir pierre Tant que tu as encore un coeur
Hier tu as encore vu dans le journal Des gens fatigués, une foule en colère Mais un détail a attiré ton regard Un océan de têtes Un orateur qui débite des mots durs La fureur qui se concentre d’un coup Et qui commence à germer en toi Au point que tu te dis : ça suffit le silence
(refrain)
Pour en savoir plus : * l’excellent documentaire Beats of Freedom réalisé par Leszek Gnoiński et Wojciech Słota en 2009. En anglais et en polonais (avec sous-titres en anglais), disponible gratuitement ; * le film Wszystko co kocham, sorti en France en 2009 sous le titre All that I love. Une fiction de Jacek Borcuch parfois trop sentimentale mais dont le climat, servi par des chansons de Dezerter, est relativement fidèle à l’atmosphère régnant en Pologne dans les années 1980.