Le cours du pétrole pris dans un cercle vicieux
Les observateurs de la vie politique américaine soulignent souvent avec amusement la corrélation entre prix du gallon d’essence et niveau d’impopularité de l’occupant de la Maison Blanche. Les deux indicateurs sont en effet en forte hausse et les doutes qui planent autour de l’attitude des pays producteurs ne laissent pas entrevoir de détente prochaine du cours du baril. Un jeu où tout le monde est perdant.
Face à un compteur qui indique 0,71 euro le litre d’essence, un Européen serait perplexe tant le prix lui semblerait faible. Sur le Vieux Continent, il faut en moyenne prévoir le double malgré d’importantes variations entre pays. L’Américain, lui, est révolté et le fait savoir. Avec un gallon (3,79 litres) qui dépasse dans certains États les quatre dollars, il se déclare dans les enquêtes d’opinion de moins en moins désireux de voir Barack Obama reconduit dans ses fonctions l’année prochaine.
Si les défenseurs de l’environnement se réjouissent déjà de l’augmentation du prix du carburant et espèrent qu’elle amènera les consommateurs à adopter des comportements plus sobres en énergie, on ne voit pas pour le moment d’infléchissement de la demande d’essence. Les personnes interrogées expliquent souvent qu’en dépit de l’alourdissement de la facture, son montant reste encore supportable. Outre l’inertie des habitudes de vie, il faut dire que les Américains n’ont pas véritablement d’autre choix que d’utiliser leur voiture en l’absence de réseau de transports en commun très développé hormis dans quelques grandes villes comme New York.
La volonté du président américain de mettre fin aux subventions et exonérations fiscales dont profitent les majors pétrolières et gazières ne va sans doute pas améliorer les choses même si à long terme, la réorientation de ces quatre milliards de dollars vers des sources d’énergie renouvelables et de préférence produites sur le territoire national est une décision intelligente qui aura un impact net positif sur l’économie des États-Unis.
Cependant, avant que cette politique ne porte ses fruits, Barack Obama doit gérer le présent et c’est ce qu’il tente de faire en demandant aux pays producteurs de relever les quotas pour détendre les prix. Les membres de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP), un cartel qui contrôle le tiers de la production mondiale, répondent de leur côté que les cours élevés actuels ne seraient pas tant dus à une offre déficitaire qu’à la spéculation.
La spéculation est-elle responsable de la flamblée des prix ?
L’explication peut paraître séduisante mais est très incomplète. Il est indéniable que les taux d’intérêt, proches de zéro dans la plupart des pays développés, nourrissent des mouvements spéculatifs de capitaux qui renchérissent le coût de nombreuses catégories de matières premières : énergie, produits agricoles, minerais… Toutefois, la spéculation surgit rarement de manière spontanée et tend plutôt à renforcer des évolutions existantes qu’à en générer de nouvelles car le coût de pareilles opérations serait beaucoup plus élevé.
Or, que révèle une analyse succinte de l’« économie réelle » en matière d’énergie ? Tout d’abord, la croissance repart dans les pays occidentaux, même si c’est à des degrés divers selon les États considérés. Le rythme du rattrapage des puissances émergentes ne semble quant à lui pas faiblir et l’on sait que leur modèle actuel de développement est beaucoup plus intense en énergie que le nôtre par exemple. De plus, avec la catastrophe de Fukushima, les projets de centrale nucléaire vont être suspendus au moins le temps que l’opinion publique devienne moins sensible à la question. D’autres options comme le gaz de schiste, l’énergie solaire ou les biocarburants sont en cours de réévaluation en raison de conséquences environnementales mal définies au départ ou du trop grand succès rencontré par les jeux d’incitations publiques.
Pour le dire de manière synthétique, la dépendance de l’économie mondiale au pétrole n’est pas prête de s’arrêter et les incertitudes autour de la capacité effective des pays producteurs à répondre à l’augmentation de la demande ne peuvent que conduire les spéculateurs à miser sur une hausse des cours. Ceci rejoint les intérêts d’une partie des pays producteurs, membres de l’OPEP ou non, qui souhaitent depuis longtemps maximiser leur rente pétrolière pour des raisons économiques, voire politiques. Plus que la spéculation, c’est ce calcul qu’il faut redouter car il débouche sur une situation perdant-perdant.
L’économie de l’énergie est un sujet complexe en raison de son échelle et du niveau d’interdépendance qui lie ses différents protagonistes. Dans le cas du pétrole, le Moyen-Orient assure grosso modo la moitié des exportations. Cependant, le produit brut qui est extrait du sol nécessite d’être raffiné pour être utilisable. Ces installations se trouvent dans leur majorité dans les pays consommateurs, notamment les États-Unis, le Japon, la Chine et les États de l’Union européenne. Les produits finis, dont les carburants, sont ensuite réexportés vers les pays producteurs de pétrole qui ont eux aussi une demande intérieure à satisfaire.
La malédiction du pétrole
On s’approche progressivement du nœud du problème. L’industrie extractive procure des gains confortables mais n’emploie pas une main-d’œuvre abondante. Pire, elle a tendance à renchérir les salaires dans l’ensemble de l’économie au détriment d’autres secteurs qui deviennent non rentables : c’est la « maladie hollandaise ». Même si les pays producteurs de pétrole ont entrepris de réinvestir la rente pétrolière dans des projets d’avenir, leur économie reste largement subventionnée en distribuant, d’une part, des revenus aux personnes sans emploi et, d’autre part, en diminuant de manière artificielle le prix des denrées de première nécessité comme l’alimentation et… le carburant.
Cette stratégie, qui a longtemps permis d’acheter la paix sociale et de consolider des régimes autoritaires, a été récemment mise à mal par le printemps arabe. Bien qu’il soit précisément né dans des pays dépourvus de rente pétrolière, donc politiquement plus fragiles, il a fini par atteindre également des États comme l’Arabie saoudite ou le Bahreïn. La réponse du pouvoir a alors souvent consisté à mêler répression ciblée et distribution de nouvelles prébendes pour calmer la population.
Si l’on réinsère l’événement dans son contexte, il devient aisé d’identifier les relations qui affectent chaque maillon de la chaîne. Ces mesures sociales ne pourront être financées qu’à la condition d’un prix du baril élevé. Or, de ce prix dépendent non seulement le prix du carburant à la pompe mais aussi de nombreux autres produits, en particulier alimentaires, car le pétrole intervient directement ou indirectement dans le chauffage des serres, la fabrication des engrais NPK, le fonctionnement des machines agricoles, le transport des marchandises …
À la sensibilité du prix des denrées alimentaires au prix de l’énergie s’ajoute un phénomène plus récent : la production à grande échelle de biocarburants. Dans le cas des biocarburants dits de première génération, dérivés de plantes cultivées à des fins alimentaires comme la canne à sucre, le colza ou le maïs, il existe un arbitrage entre la production d’aliments et la production d’énergie. Un cours du pétrole élevé rend la seconde option plus intéressante, d’autant plus que les États-Unis, qui nourrissent une grande partie du globe, subventionnent largement la production de bioéthanol. La conséquence logique de ce phénomène est une réduction de la production alimentaire.
Les gains résultant d’un baril cher s’évaporent en subventions dans les pays producteurs
Revenons maintenant aux pays arabes exportateurs de pétrole. Face au renchérissement de leurs importations de carburant et de denrées alimentaires, ils devront relever le volume des subventions s’ils ne désirent pas affronter de nouvelles contestations. Autrement dit, ce qui est gagné du côté du cours du baril de brut est perdu du côté des subventions à la consommation. L’effet total est indéterminé mais compte tenu de la plus forte valeur ajoutée des industries transformatrices par comparaison avec les industries extractives, il est probable qu’il soit négatif pour les producteurs de pétrole brut.
Quid du reste du monde ? Rappelons tout d’abord que les pays exportateurs d’or noir ne sont pas les seuls à subventionner le carburant. Outre l’exemple américain précité, on peut mentionner en France les exonérations fiscales dont bénéficient les agriculteurs, les pêcheurs, les transporteurs et les taxis pour s’arrêter aux cas les plus flagrants. Certes, il s’agit là davantage d’un manque à gagner pour l’État que d’une véritable subvention mais en pratique, l’impact sur les comptes publics est strictement identique.
Le principal risque de ce jeu à somme négative ne vise toutefois ni les grands producteurs de pétrole, ni les consommateurs occidentaux mais des pays comme l’Égypte ou la Tunisie qui, tout en étant dépourvus de rente pétrolière, subventionnent abondamment leur consommation de carburants. Ces économies n’auraient sans doute pas les moyens de poursuivre une telle politique en cas de choc significatif et persistant des prix des matières premières : la chute des régimes Moubarak et Ben Ali y trouve en partie sa cause. Aujourd’hui, malgré l’obtention des libertés politiques, il est à craindre que si les nouveaux gouvernements se révèlent incapables de résoudre les difficultés économiques de la population, ces États pourraient cette fois sombrer dans un profond chaos aux conséquences incalculables pour la stabilité de l’ensemble de la région.
Il est donc urgent que les principaux pays consommateurs, notamment les membres de l’OCDE, et les adhérents de l’OPEP se mettent autour d’une table pour discuter des conditions d’une détente des prix du pétrole brut combinée à une diminution graduelle des subventions au carburant à la pompe. Comme cet article s’est efforcé de le démontrer, personne n’a intérêt en effet à ce que le statu quo perdure. De plus, au-delà des considérations politiques et économiques les plus réalistes, « la suppression des subventions aux carburants et combustibles pourrait réduire de 10% les émissions de gaz à effet de serre » selon l’OCDE. L’argent ainsi économisé — au moins 600 milliards de dollars ! — permettrait d’investir dans l’efficacité énergétique, où d’énormes progrès sont encore à faire dans les pays en développement, et à plus long terme dans la production d’énergie non carbonée. Ce geste pourrait en définitive faire plus en faveur de l’environnement que d’interminables palabres qui ne débouchent que sur le report des débats à la prochaine conférence. Espérons que les gouvernements se montrent à la hauteur de l’opportunité.