Le « chef de guerre » Nicolas Sarkozy ne convainc pas l’Allemagne

Revue de la presse française du 19 au 25 mars 2011

En plus de connaître une abstention beaucoup plus forte qu’à l’ordinaire, les élections cantonales de la semaine précédente ont été largement occultées par les journaux français qui lui ont préféré l’intervention de la « coalition des bonnes volontés » en Libye. Même les suites de la catastrophe japonaise ont été reléguées au deuxième plan après que le Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies a décidé le soir du jeudi 17 mars d’autoriser « toutes les mesures nécessaires […] pour protéger les populations et les zones civiles menacées d’attaque en Jamahiriya arabe libyenne ».

Toutefois, malgré les efforts diplomatiques de ses promoteurs et en particulier de la France qui avait même dépêché sur place à New York son ministre des Affaires étrangères Alain Juppé, la résolution 1973 n’a pas emporté un vote unanime parmi les quinze États représentés au Conseil de sécurité. Aucun pays n’a exprimé de « non » explicite mais le Brésil, la Chine, l’Inde, la Russie et de façon peut-être plus surprenante l’Allemagne se sont abstenus, une position qui en dit long sur les réserves émises par chacun d’entre eux.

Le caractère exceptionnel de la situation et les failles qu’elle met en lumière au niveau européen nous portent cette semaine à déroger à la formule habituelle au profit d’une édition spéciale des Lettres, moins axée sur la vision réflexive que la presse développe de son propre contexte national et davantage tourvée vers l’analyse de l’opinion portée sur l’attitude des États voisins, principalement l’Allemagne et le Royaume-Uni.

En effet, alors que Paris semblait avoir un train de retard sur Berlin dans sa manière d’appréhender les révolutions tunisienne et égyptienne, la crise libyenne a renversé la vapeur : c’est désormais l’Allemagne qui apparaît aux yeux du monde timorée quand de son côté, la France prend l’initiative de démarcher les grandes puissances pour obtenir une caution légale et légitimante à une action militaire avant de s’y investir pleinement.

À cet égard, Libération n’exagère sans doute pas en parlant de « coup de maître » et de « triomphe » de la diplomatie française. Dans la foulée du sommet de Paris qui réunissait samedi 19 mars les secrétaires généraux de l’ONU Ban Ki Moon, de la Ligue arabe Amr Moussa ainsi que des représentants de l’UE, de pays européens, nord-américains et arabes, la France a ouvert le feu la première en envoyant ses avions détruire des blindés dans la région de Benghazi, siège de la rébellion sous la menace des forces loyales au « Guide » libyen Mouammar Kadhafi.

Entente avec le Royaume-Uni, l’Allemagne refuse de s’engager

Les Américains et les Britanniques ont ensuite pris le relais en dirigeant des missiles tirés de navires croisant en Méditerranée contre des systèmes de défense antiaérienne et des centres de communication. Pour cette opération « Aube de l’Odyssée », le quotidien Le Figaro, depuis longtemps réputé pour ses articles de fond en matière de relations internationales, n’hésite pas à qualifier le Royaume-Uni de « premier allié des Français », une remarque assez rare pour être soulignée compte tenu de l’histoire tumultueuse des deux anciennes puissances coloniales.

Vis-à-vis de l’Allemagne, les commentaires sont radicalement à l’opposé : Berlin est accusée d’avoir donné un « sérieux coup de canif à la solidarité franco-allemande », de faire « faux bond à l’ONU pour des raisons électorales », de « lâcher » ses alliés… Ces critiques sont du reste partagées par une partie de la presse allemande elle-même et d’éminentes figures politiques comme l’ancien ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer, qui qualifie la diplomatie de son pays de « farce ».

Les réticentes allemandes sont d’autant moins comprises de ce côté-ci du Rhin qu’Angela Merkel souhaite également le départ de Mouammar Kadhafi et qu’elle a par conséquent participé au sommet de Paris. Le même paradoxe traverse l’opinion publique qui, selon un sondage, estime dans sa majorité justifiée l’intervention en Libye sans pour autant se montrer prête à y participer. Le représentant de l’Allemagne auprès de l’ONU Peter Wittig et le ministre des Affaires étrangères Guido Westerwelle ont pour leur part invoqué le risque de pertes civiles et la perspective d’un engagement de soldats allemands en Libye, une question qui renvoie directement à l’héritage de la Deuxième Guerre mondiale. La chancelière a tout de même accepté de faire un geste en proposant de mettre, sous réserve de l’accord du Parlement, davantage de moyens en Afghanistan pour permettre aux membres de la coalition de redéployer certaines de leurs forces.

« L’UE ne peut pas être seulement une ONG »

Les responsables français comme les experts ne se satisfont cependant guère de cette explication traditionnelle et s’inquiètent des conséquences de la position allemande sur la politique de sécurité et de défense commune de l’Union européenne. « Les Allemands auraient dû voter oui, fût-ce avec les réserves que leur histoire impose. Tels que sont les Allemands aujourd’hui, il n’y aura jamais de diplomatie européenne », confiait au Monde un proche de l’Élysée. Un diplomate est allé plus loin en affirmant que la PSDC était tout simplement « morte ». L’Allemagne n’est pas au demeurant la seule à en prendre pour son grade puisqu’après l’annonce lundi 21 mars par la haute représentante Catherine Ashton de mesures humanitaires, Alain Juppé aurait déclaré : « l’UE ne peut pas être seulement une ONG. Elle doit avoir sa propre capacité d’intervention, aux côtés de l’OTAN ».

Au-delà de la sphère européenne, c’est la capacité de l’Allemagne à exercer ses « responsabilités internationales » qui est mise en cause quand elle réclame dans le même temps un siège permanent au Conseil de sécurité. Dans le Monde comme dans le Figaro, on souligne la contradiction entre une Allemagne économique, très bien intégrée dans la mondialisation et grande bénéficiaire de ce phénomène, et une Allemagne politique repliée sur elle-même qui « perd de vue l’Europe ». Or, rappelle l’éditorial du Monde, « il ne peut y avoir, d’un côté, la “mondialisation heureuse” pour Deutschland AG et ses salariés, et de l’autre une “mondialisation dangereuse” gérée par ses alliés et dont Berlin ne s’estimerait pas comptable ».

Pour autant, le comportement de la France n’est pas exempt de faute. Les diplomates professionnels et les journalistes se sont notamment demandés quel rôle le philosophe Bernard-Henri Lévy a joué dans la définition de la politique étrangère nationale. Celui que la presse surnomme « BHL » s’était déjà fait connaître dans le passé pour ses positions interventionnistes au moment de la désintégration de la Yougoslavie ou plus récemment en 2003 à propos de l’Irak. Il aurait organisé l’entrevue du 10 mars entre Nicolas Sarkozy et les émissaires libyens du Conseil national de transition, à la sortie de laquelle le chef de l’État a reconnu cet organe comme seul représentant légitime de la Libye et fait part de ses intentiens d’envoyer un ambassadeur à Benghazi et de bombarder les aéroports militaires du pays. La nouvelle avait pris tout le monde de court, jusqu’au ministre des Affaires étrangères lui-même qui dit-on aurait alors failli démissionner.

La France ferait « cavalier seul »

Le reproche visant cette « diplomatie du perron » s’accompagne de critiques plus générales sur l’attitude de « cavalier seul » adoptée par la France. Elles émanent bien sûr d’Allemagne, où Nicolas Sarkozy serait perçu comme « le commandant en chef français qui n’a même pas jugé utile de prévenir qui que ce soit en envoyant ses avions de combat en Libye », mais aussi de Turquie. Son ministre de la Défense Vecdi Gönul a ainsi déclaré, rapporte le Monde, « [avoir] du mal à comprendre pourquoi la France s’est sentie seule exécutante de la résolution des Nations unies. Il était clair qu’il appartenait aux États-Unis de prendre le commandement des forces internationales ».

Au moment où ces dernières lignes sont rédigées, c’est en effet le point d’interrogation crucial autour de la poursuite des opérations. La quasi-totalité des membres de la coalition, Royaume-Uni inclus, désirent maintenant voir l’OTAN assumer le commandement tandis que le Quai d’Orsay redoute l’impact symbolique d’une attaque sous étendard de l’OTAN contre un pays arabe, d’autant plus que le mot de « croisade » est sur toutes les lèvres. L’Alliance atlantique est déjà en charge de la mise en place de l’embargo maritime sur les armes (opération « Unified Protector »), mais la Turquie refuse toujours de participer aux frappes aériennes. Paris espère enfin confier le pilotage politique de l’ensemble à un groupe de contact plus large qui ferait une place à la Ligue arabe, l’Union africaine et des États non occidentaux. Peu avant le lancement d’Unified Protector, Berlin annonçait de son côté le retrait de quatre de ses navires de la flotte intégrée de l’OTAN en Méditerranée pour éviter qu’ils ne soient impliqués dans l’exécution de l’embargo. Les habitants du Bade-Wurtemberg votent dimanche.