La Pologne et la question des migrants

Article publié dans le numéro 11 du Courrier de Pologne en janvier 2016.

La générosité à l’ouest, l’égoïsme à l’est ? c’est l’opinion qui circule depuis plusieurs mois, conséquence des difficultés de l’Union européenne à s’entendre sur les solutions à la crise des migrants. Une analyse plus fine des positions des protagonistes invite cependant à nuancer à la fois les affinités de la Pologne avec ses voisins immédiats, mais aussi ses divergences avec les « Grands » d’Europe occidentale.

Fin 2014, nous publiions dans les colonnes du « Courrier de Pologne » la traduction d’une analyse écrite par Anna Trylińska, juriste spécialisée dans l’aide aux étrangers. Affirmant que les réfugiés syriens constituaient « un défi pour toute l’Union européenne », elle observait que les États membres – dont la Pologne – n’avaient pas pris la mesure de l’ampleur du phénomène, quand bien même les Vingt-Huit ne recevaient alors que 0,5% de l’ensemble des déplacés.

Les quelques pays à proposer à l’époque des programmes de réinstallation (Allemagne, Autriche, France…) n’offraient tout au plus que quelques milliers de place, tandis que la Jordanie, le Liban et la Turquie, plus pauvres mais frontaliers avec la Syrie, hébergeaient sur leur territoire deux millions de réfugiés.

Enfin, malgré une situation de guerre civile persistante depuis 2011 et qui avait en deux ans entraîné la mort d’au moins 220 000 personnes, la plupart des États membres de l’UE se refusaient à délivrer des visas humanitaires aux Syriens, leur laissant pour unique échappatoire de dangereuses routes migratoires longues de milliers de kilomètres et contrôlées par des passeurs souvent peu scrupuleux.

Fallait-il vraiment s’étonner de voir à la fin de l’été le sujet déferler dans l’espace médiatique, avec sans doute encore plus de force que les « vagues » de migrants elles-mêmes ? La publication début septembre dans les media de la photo du corps sans vie d’Aylan, échoué sur les plages turques alors que le petit garçon tentait de fuir la Syrie avec sa famille, a donné un coup d’électrochoc aux opinions publiques et aux gouvernants, mais a aussi déclenché une querelle dans l’Union européenne qui est loin d’être résolue.

Telle qu’elle est actuellement présentée dans la majorité des cas, elle opposerait, d’un côté, la générosité et la solidarité de l’Europe du nord et de l’ouest qui, soutenue par les institutions européennes, ferait son devoir dans la « crise » des migrants et, de l’autre, l’égoïsme et le racisme de l’Europe de l’est, pour laquelle la solidarité européenne ne fonctionnerait qu’entre Européens et serait à sens unique.

Fracture sur les « quotas de migrants »

Cette fracture s’est manifestée de la façon la plus visible dans les débats sur les « quotas de migrants », pour la première fois proposés par la Commission européenne en mai 2015. Visant à délester les États membres de l’UE situés à ses frontières extérieures de la surcharge de demandes d’asile – en vertu des règlements dits de Dublin, les demandes d’asile doivent être examinées par l’État membre via lequel le migrant entre pour la première fois sur le territoire de l’UE –, le mécanisme doit permettre de « relocaliser » les demandeurs débarqués en Grèce et en Italie vers le reste de l’Union et les pays tiers associés à l’espace Schengen (Islande, Liechtenstein, Norvège, Suisse).

Pourtant raisonnable, le plan de la Commission avait dans un premier temps été rejeté par une majorité d’États membres, y compris la France et l’Allemagne. Sans en remettre en cause le principe, ces dernières contestaient la taille des contingents qui leur revenaient ainsi que le caractère contraignant du mécanisme.

Ce n’est qu’à la suite du choc généré par la photo d’Aylan début septembre que Paris et Berlin ont reprirent à leur compte la proposition de la Commission en ajoutant qu’elle devait devenir « permanente ». Non seulement le « fardeau » à répartir était entretemps passé de 40 000 à 120 000 personnes, mais il avait vocation à se pérenniser.

Par ailleurs, la chancelière Angela Merkel avait déclaré quelques jours plus tôt que les autorités allemandes ne renverraient plus les demandeurs d’asile de nationalité syrienne vers le pays de première entrée sur le territoire de l’UE. De la sorte, elle suspendait de facto et sans consultation avec ses partenaires européens l’application des règles de Dublin.

Elle contribuait aussi à créer un appel d’air pour les migrants, attirés par la perspective d’obtenir le statut de réfugié en Allemagne où les conditions d’accueil et les prestations sociales sont meilleures que dans les pays périphériques. En conséquence, les flux de migrants devinrent incontrôlables non seulement pour l’Allemagne, qui dut au bout de deux semaines abandonner sa politique de la porte ouverte, mais aussi pour les pays de transit (Autriche, Hongrie), contraints par moments de fermer leurs frontières.

Règles de Dublin à revoir

À n’en pas douter, le mécanisme de Dublin est fondamentalement injuste et contraire à l’esprit de solidarité européenne, puisqu’il fait peser sur les pays « gardiens » des frontières extérieures l’essentiel de la responsabilité de gérer les demandes d’asile sans fournir d’aide adéquate de la part du reste de l’Union. Il peut donc être tentant pour les États situés au cœur de l’UE de se laver les mains de cette tâche, même si certains pays pourtant protégés par leur géographie, comme l’Allemagne ou la Suède, accueillent de très nombreux réfugiés.

Inversement, les États périphériques plus pauvres, conscients de n’être considérés en règle générale par les migrants que comme des pays de transit vers les destinations plus attractives du nord de l’Europe, peuvent avoir la tentation de relâcher la surveillance de leurs frontières et de ne pas enregistrer les demandeurs d’asile pour les laisser passer et diminuer les coûts de gestion de cette politique.

En réponse à la proposition de la Commission du mois de mai, la Pologne reconnaissait la nécessité de traiter le défi migratoire de manière solidaire mais comme la plupart des autres États membres, elle souhaitait que la répartition des demandeurs d’asile s’effectue sur une base volontaire et non pas contraignante. Le mécanisme, qui contourne de fait les règles de Dublin, devait également rester temporaire, comme le préconisait la Commission.

Lorsqu’à la rentrée, la France et l’Allemagne mirent sur la table une ébauche de système de répartition permanent et obligatoire », le gouvernement polonais ainsi que Donald Tusk, président du Conseil européen, rétorquèrent qu’il devait impérativement être complété par un renforcement conséquent du contrôle des frontières extérieures de l’UE. Sans cela, le schéma reviendrait à faire signer aux États membres un chèque en blanc sur le nombre de demandeurs d’asile qu’ils auraient dans le futur à accueillir.

L’accord obtenu en septembre, et auquel la Pologne s’est en définitive ralliée, n’a donc pas entériné de mécanisme permanent de répartition des demandeurs d’asile – la révision complète des règles de Dublin et le renforcement du contrôle des frontières extérieures exigent un travail de plus longue haleine – mais doit permettre de soulager la Grèce et l’Italie de 120 000 demandeurs d’asile sur les deux prochaines années. Le gouvernement polonais a voté oui en dépit de la position de ses voisins – la Hongrie, la République tchèque, la Roumanie et la Slovaquie se sont opposées – et d’une partie importante de son opinion publique.

Rassemblements anti-immigration

L’hostilité de nombreux Polonais à l’idée d’accueillir quelques milliers de demandeurs d’asile a retenu, à juste titre, l’attention des observateurs internationaux. Dans plusieurs régions du pays ont été ainsi organisées des manifestations aux slogans univoques : « La Pologne aux Polonais », « Stop à l’islamisation de l’Europe », « Aujourd’hui immigrés, demain terroristes ».

Ces marches parfois spectaculaires n’ont pas toutefois rassemblé davantage de participants – des centaines, voire des milliers dans les plus grandes villes – que les manifestations périodiques de groupements ultranationalistes d’ailleurs le plus souvent à l’origine même des marches anti-immigration. Cela explique comment une effigie de juif orthodoxe a pu être brûlée en novembre à Wrocław au cours d’un rassemblement dont le mot d’ordre était pourtant le refus de l’accueil des réfugiés.

Si la question des migrants a donc surtout été récupérée par des mouvements ultranationalistes pré-existants et n’a pas créé de nouveau groupe distinct et organisé sur le dossier spécifique des demandeurs d’asile, il n’en demeure pas moins que l’opinion publique est en majorité méfiante à l’égard des «migrants», en particulier originaires de pays non européens.

Le Centre polonais d’étude de l’opinion publique (CBOS) a mené tout au long de l’année 2015 plusieurs enquêtes sur le sujet, la première ayant suivi les attentats contre la rédaction de Charlie Hebdo en janvier. D’après les résultats, les Polonais seraient majoritairement favorables à l’aide aux réfugiés, qu’ils proviennent d’Ukraine, d’Afrique ou du Moyen-Orient, mais estiment que leur accueil en Pologne devrait rester temporaire. Cette position est avant tout motivée par un sentiment d’obligation morale vis-à-vis des personnes dans le besoin et un devoir de réciprocité, les Polonais ayant eux-mêmes été contraints à différentes époques de trouver refuge à l’étranger.

Contrairement à l’impression véhiculée par la décision du gouvernement polonais prise avant l’été d’accueillir 50 familles de chrétiens de Syrie, ni la religion, ni le pays d’origine ne constitueraient aux yeux d’une majorité de Polonais des critères pertinents pour accorder ou non l’asile à ceux qui le sollicitent.

Réserve à l’égard des musulmans

Néanmoins, il est vrai que les Polonais ont une attitude réservée à l’égard des musulmans, qu’ils associent régulièrement à l’intolérance et à des problèmes d’assimilation. Cette opinion est souvent forgée par des épisodes à fort impact médiatique comme les émeutes dans les banlieues françaises en 2005 ou, dix ans plus tard, les attentats de Charlie Hebdo et du Bataclan. Les Polonais peuvent difficilement se faire un avis de première main car très peu d’entre eux ont déjà eu l’occasion de rencontrer un musulman.

Le lien entre demandeurs d’asile et islam est d’autant plus distant que selon les sondages, beaucoup de répondants sont convaincus de la prédominance de migrants économiques dans les flux actuels. Les images de foules de migrants cherchant à gagner l’Europe du nord, réputée plus généreuse avec les réfugiés, ont contribué à renforcer cette idée, de même que certains éléments anecdotiques comme la possession de gadgets électroniques dernier cri. Or, chez les Polonais hostiles à l’accueil des migrants – en général ou dans les proportions proposées par la Commission –, l’argument le plus répandu est que la Pologne n’a pas les moyens de prendre en charge des étrangers car elle peine déjà à subvenir aux besoins de ses propres ressortissants.

Le traitement limité des questions internationales dans les media généralistes polonais, y compris du conflit syrien, joue très probablement un rôle dans l’incapacité de nombreux Polonais à se représenter la situation sur place et le désarroi des Syriens. La proposition du nouveau ministre des Affaires étrangères Witold Waszczykowski d’enrôler les jeunes réfugiés dans une armée de libération montre que même au plus haut niveau, la compréhension de la région est pour le moins superficielle. Selon les enquêtes CBOS, l’attitude à l’égard des migrants est d’ailleurs faiblement correlée avec les diplômes.

De façon plus générale, la perception des Polonais d’eux-mêmes n’a pas nécessairement évolué à la même vitesse que le pays. Pour beaucoup, la Pologne demeure un pays pauvre qui doit davantage se situer du côté des bénéficiaires que des fournisseurs d’aide, opinion d’autant plus fréquente chez ceux que le train de la modernisation a laissé à quai. À ce titre, les ambitions des Polonais « libéraux » de faire entrer le pays dans le G20 paraissent incompréhensibles, voire insolentes pour les groupes sociaux qui ne se reconnaissent pas dans la rhétorique du succès de la transition.

Les jeunes plus hostiles à l’accueil des réfugiés

Il y a cependant une catégorie de répondants pour laquelle la situation socio-économique n’a pas d’influence sur la position vis-à-vis des migrants : les jeunes. C’est peut-être la conclusion la plus surprenante et la plus inquiétante des études CBOS. Alors que les moins de 35 ans ont le plus de chances de voyager à l’étranger et de rencontrer des personnes de nationalité différente, ils sont les plus hostiles à l’accueil des réfugiés, non pas d’abord pour des raisons matérielles mais surtout par crainte ou refus de l’altérité.

Cette tranche de la population n’est pas la plus nombreuse, mais elle est particulièrement audible dans la rue et sur Internet, media de prédilection des nouvelles générations. CBOS a en effet réalisé des mesures sur les sites d’actualité les plus populaires et les réseaux sociaux et a noté une très forte domination des contenus anti-immigration, sans rapport avec le poids de ces opinions dans le reste de la population.

Puisque le défaut de solidarité s’adresse aussi bien aux réfugiés ukrainiens qu’aux non-Européens, il serait peu judicieux de réduire cette position à du racisme. On aurait plutôt affaire à la quête furieuse d’un spendide isolement : de manière paradoxale, la génération la plus interconnectée est celle qui est la moins consciente des liens d’interdépendance qui font tenir le monde contemporain.

Dépourvue de la mémoire dont disposent ses parents de relations particulières – privilégiées ou tragiques – avec l’Ukraine, elle ne se sent à l’égard de ce pays aucune responsabilité spécifique, pas plus qu’elle ne se reconnaît de devoir de solidarité envers ses alliés de l’Union européenne – les « quotas de migrants » visent avant tout à aider la Grèce et l’Italie. L’accueil de réfugiés en Pologne, même musulmans, n’est pourtant pas inédite : ces quinze dernières années, près de 100 000 Tchétchènes ont y trouvé refuge.

Le rejet de toute contrainte ou obligation européenne ou internationale ne s’accompagne pas en revanche d’un désir de renoncer aux bénéfices de l’intégration et de l’interdépendance, au premier rang la libre circulation des personnes. De ce point de vue, la jeunesse polonaise ne se distingue pas beaucoup de ses homologues d’autres pays européens, tout aussi favorables à des partis plus ou moins extrémistes dont le principal programme est l’illusoire restauration de l’État-nation comme île à l’abri du reste du monde. La fracture mise au jour par la question des migrants ne serait peut-être donc pas géographique, mais avant tout générationnelle.