La génération des trentenaires en Pologne : autoportrait
Traduction d’un extrait du livre Signes particuliers (Znaki szczególne) de Paulina Wilk mis aimablement à disposition par la revue W Punkt et la maison d’édition Wydawnictwo Literackie. Parue le 30 mai 2014 dans le numéro 3 du Courrier de Pologne.
La génération actuelle des trentenaires polonais ne garde de l’époque communiste que des souvenirs d’enfance. Bien qu’elle ait connue les difficultés de la transition, elle est parvenue à l’âge adulte dans une Pologne dynamique économiquement et ouverte sur le monde. Se distingue-t-elle encore des trentenaires du reste de l’Europe ? Autoportrait d’une génération par l’écrivain et journaliste Paulina Wilk.
J’ai fait le choix d’une vie en solo, je n’ai pas fondé de famille. J’ai un petit appartement proche des salles de ciné, des galeries d’art et des cafés auxquels je me rends en tramway ou à vélo. J’appartiens à un groupe qui n’est toujours pas bien défini. Singles, solitaires, en quête, vieilles filles et vieux garçons, électrons libres, partenaires – aucun de ces concepts ne recouvre l’ensemble des motivations et des rôles contenus dans ce groupe de plus en plus nombreux des « jeunes désaffiliés ». Parmi eux, certains n’ont pas encore réalisé leur rêve de mariage et d’enfants. D’autres cependant d’autres n’ont jamais eu ce désir ou ont essayé et ont changé d’avis. La vie en solo n’est pas synonyme de solitude et de malheur, de la même façon que la famille ne protège pas contre l’isolement ou les blessures. Je lis dans la presse de sombres histoires au sujet de célibataires qui vivent à fond dans leur travail puis dans les fêtes. Pourtant, dans la réalité, je rencontre des gens qui travaillent par passion et non pas contrainte. Leur proximité avec les petits commerçants, les serveurs et les voisins tiennent lieu de relations familiales. En passant du temps hors de chez eux, ils réchauffent la ville et lui insufflent de la vie.
Mes amis qui ne sont pas mariés donnent à voir une gamme variée d’unions, intimes ou simplement sociales. Nous fêtons Noël en famille, avec nos amis et nos compagnons ou nous les sautons au profit de vacances sur les plages asiatiques. Nous habitons seuls, parfois avec un chat et un chien ou en concubinage. Nous changeons de colocataire, d’amant ou de compagnon ou nous restons de longues années avec la même personne, sans serment ni document attestant notre amour et notre fidélité. Toutes ces différentes formes de vie commune ont toujours existé mais elles exigent aujourd’hui une reconnaissance et une définition. Je crois que mon père a cessé de chercher à donner un nom aux éléments de cette mosaïque. Lorsque nous rompons le pain pour les fêtes de Noël, il me dit simplement : « Je te souhaite d’avoir quelqu’un à tes côtés. »
Nous avons dans nos albums de famille des photos de mariage de nos parents – des cérémonies simples couronnées d’un bouquet de gerberas, d’une robe de nylon dégotée par miracle, d’un taxi attendant devant l’église et une petite réception pour les proches. Au buffet : de la vodka, des entrées froides, un gâteau. Les proches offrent une horloge, un plat à dessert, des dollars ou bien organisent la traditionnelle collecte pour l’achat d’une poussette. Les voyages de noce, quand ils avaient lieu, se déroulaient dans la région des lacs de Mazurie ou aux Sables d’or en Bulgarie. Ils étaient souvent mis de côté pendant vingt ans, jusqu’à ce que les enfants soient devenus adultes.
De nos jours, les mariages se déroulent autrement et semblent avoir changé de signification. L’entrée dans la vie commune n’est plus célébrée de façon simple dans le cercle privé mais a un plus grand retentissement. Le jeune couple fait en effet connaître dès le départ à un large public son statut matériel et social. Il confie l’organisation et la production de la cérémonie à des professionnels qui exigent d’énormes apports en temps et en d’argent. Les seuls préparatifs durent en général un an et commencent par la réservation d’une salle et d’une date pour la messe, le choix des vêtements qui seront cousus sur mesure. Il faut encore ajouter le menu, l’animateur, le DJ, le décorateur d’intérieur, le coiffeur, la maquilleuse, la limousine ou la calèche, les fleurs, le photographe, le caméraman. Pour le voyage de noce, le jeune couple s’envole pour Bali, Madère, l’Italie ou les États-Unis.
La famille contemporaine n’est pas qu’un groupe de personnes unies par des liens affectifs – elle a un profil financier particulièrement consommateur qui en fait aux yeux du marché l’un de ses meilleurs clients. Tandis que le jeune couple est une cible idéale pour les offres de crédit, la famille constitue une proie très recherchée pour presque tous les types de services et de commerce. Contrairement aux histoires que mon père avait vécues il y a trente ans, la naissance d’un enfant est devenue aujourd’hui un sérieux défi financier. Elle entraîne une série d’achats et de décisions d’investissement parce que la réalité dans laquelle grandit la prochaine génération exige le respect de standards précisément établis. « La vie coûte plus cher », dit-on en sentant bien que rien ou presque de ce qui nous est nécessaire ou précieux ne peut être obtenu sans argent et qu’il impacte donc notre quotidien. Le nombre de sujets, d’experts et de mentors, de conseillers et de prestataires de services dont nous imaginons ne pas pouvoir nous passer pour nous-mêmes et nos enfants est impossible à concilier avec le fait qu’il n’y a pas si longtemps, toute cette infrastructure du confort n’existait pas sans que d’ailleurs cela ne rende les gens malheureux.
On ne peut plus désormais partir en vacances au bord de la Baltique en train avec un enfant et quelques valises comme le faisaient mes parents avec mon petit frère : il faut aujourd’hui avoir deux voitures pleines à ras-bord. Trente-cinq mètres carrés ne suffisent plus pour une famille qui possède un lave-vaisselle, un micro-ondes, deux téléviseurs, une centaine de jouets pour enfants sans compter un vélo et quatre différentes sortes de produits pour laver les sols, les carreaux, les meubles et l’évier. En l’espace d’une génération, notre réalité est devenue à ce point incomparable que nos parents la considérent comme un autre monde.
Eux ne ressentaient quasiment pas ces différences matérielles qui sont redevenues un fait établi. Sans doute n’y pensions-nous pas non plus lorsque nous jouions avec nos camarades au bac à sable avec une seule pelle. Ces différences réduites par les guerres puis assourdies sous l’effet des mécanismes politiques et économiques du socialisme d’après-guerre reviennent avec une force nouvelle.
Le monde des valeurs et des idéaux a lui aussi changé. Deux ans seulement après leur mariage civil, mes parents se sont dit oui à l’église, en secret devant des amis venus d’un quartier habité par des militaires et qui avaient eux aussi dissimulé leur union religieuse. Sur une photo se tiennent aux portes de l’église ma mère dans une robe courte, mon père dans un costume sombre, les témoins et mon grand-père. Avec son chapeau à large bords, c’est le plus distingué de tous. Leurs mines sont sereines mais pas forcées. Le photographe, probablement un collègue, a bien capturé le moment.
L’idée du bonheur, du confort et de l’aisance est probablement ce qui aujourd’hui complique le plus la vie commune. Le mariage de mes parents dure depuis quarante ans parce que les contrariétés du destin et les problèmes qu’ils ont dû affronter ont créé entre eux des liens plus forts que les différences qu’ils percevaient entre eux au fil des ans. Cette longévité s’explique aussi parce qu’ils n’ont jamais cherché à atteindre un grand but fixé à avance et n’étaient pas embarrassés d’un idéal forcé à réaliser. L’allié de leur longue union a été leur environnement, qui ne les a pas encouragés à rechercher le changement. Au contraire, bien des années après leur mariage, il leur a plutôt signifié que les options étaient limitées. Le mieux qu’ils pouvaient faire, c’était saisir les rares chances qui se présentaient, rester ensemble parce qu’il est plus simple ainsi d’affronter la vie et parce qu’il faut être eux pour pouvoir bâtir quelque chose. Mes parents étaient à la fois des gens courageux et des praticiens du compromis.
Ce n’est qu’à partir de ma génération que l’on a commencé à décliner la réalisation des rêves au singulier, à parler ouvertement de vie en accord avec ses besoins individuels, avec soi-même. Les années d’investissement en soi sont en contradiction avec le « renoncement à soi » au profit de la famille. Les négociations avec son ego, jusqu’alors rapidement satisfait, sont devenues quotidiennes. Des défis que nous ignorions sont alors apparus : la capacité à faire passer au second plan ses propres besoins, à accorder la priorité à ce qui est commun, la naissance des enfants qui privent du droit de ne penser qu’à soi.
Lorsque commence l’exercice douloureux de ces nouvelles compétences et de positions inconfortables, certains mariages, selon les statistiques, ne réussissent pas le test. « Supporter » n’est pas en fait une catégorie du monde actuel – nos grands-parents et nos parents se supportaient car ils n’avaient pas le choix. Nous croyons pour notre part être confrontés à un nombre infini de possibilités. Presque toutes nos expériences précédentes indiquent d’ailleurs qu’il n’est pas bon de se contenter de ce que nous avons – il faut activement modifier, améliorer ou remplacer. Cette dernière option est la voie la plus rapide vers de meilleures solutions : c’était en tout cas vrai pour les ordinateurs, les chaussures de course, les marques de cosmétiques et les marques que nous avons quittées pour en découvrir de nouvelles. Le divorce est l’application de ce principe à un être humain.
Si nous rompons pour de multiples raisons toujours personnelles, deux me semblent particulièrement importantes pour ma génération. Selon la première, optimiste, il n’y a pas de sens à poursuivre une relation entamée sur la base d’une mauvaise décision. Ni les habitudes, ni aucune norme sociale n’exigent plus que l’on fasse son bonheur et celui d’un autre si l’on a arrêté de se comprendre, de se désirer ou de s’aimer. Le serment fait devant le maire ou le prêtre est assez facile à défaire ou à annuler et même les crédits sont en définitive flexibles – il suffit de se les transférer ou de vendre l’appartement pour rembourser tout de suite. Les divorces sont acceptés et les recommencements possibles, accessibles, voire parfois admirés et célébrés comme un exemple de courage devant un nouvel essai.
La deuxième raison est plus déprimante. La hausse de la fréquence des divorces peut témoigner d’un amour du confort et de la vie lisse, où les obstacles peuvent être contournés. C’est une autre affaire que de devoir les surmonter à deux, s’adapter aux limitations les plus ordinaires et les plus concrètes, persévérer dans la proximité malgré les désaccords, ne pas tomber dans la panique et fuir. Les divorces rappellent que les périodes qui les précèdent sont comme des services cousus sur mesure pour répondre aux attentes les plus individuelles et que nous préférons revenir vers cette vie en solo plus confortable et dénuée de risque. À moins qu’il ne s’agisse d’essayer avec un autre partenaire.
Les mariages ont cessé d’être sans appel mais la facilité avec laquelle ils sont contractés ou rompus n’est qu’une apparence. On se quitte plus souvent qu’avant, dans l’espoir souvent infondé que notre prochain compagnon nous correspondra mieux et nous confortera dans l’idée que le souci ne réside pas en nous mais à l’extérieur. Le problème ne viendrait pas de notre angoisse ou notre incapacité à faire durer la relation, uniquement de circonstances défavorables. Plus nous cédons au changement, moins nous croyons au sens du serment : « Jusqu’à ce que la mort nous sépare ». Nous ne croyons pas au définitif et jurons par le renouvelable.
À côté de l’idéal des photos de mariage apparaissent des versions alternatives du bonheur. La famille a aujourd’hui de nombreuses significations et ne se compose pas systématiquement d’un père, d’une mère, d’enfants, d’un mariage et d’une déclaration fiscale commune. Nous élevons aussi des enfants nés hors mariage, fécondés par un compagnon ou à l’aide des progrès de la médecine. Nous pouvons ne pas en avoir du tout. Nous ne parlons plus de « famille éclatée », évitant la condamnation ou même la simple reconnaissance d’une rupture de quelque chose. Nous lui préférons le terme de « famille recomposée », patchwork de nouveaux conjoints et de beaux-enfants. La vie en concubinage n’est plus stigmatisée mais peut acquérir le statut d’«union civile». Les relations atypiques sont non seulement attractives mais enseignent la tolérance. Parmi les personnes les plus importantes de notre vie, nous ajoutons les thérapeutes.
Pourtant, quel que soit le scenario choisi, nous sommes tous égaux devant la peur de vieillir seuls, dans la souffrance et la pauvreté. Or, c’est dans ces temps faits d’issues de secours, de promesses non tenues et de serments renégociés que cette perspective est la plus probable.