Comprendre la réforme des retraites : six éléments de débat

Article publié dans le journal étudiant de l’IEP de Strasbourg Propos à l’automne 2010.

Le projet de loi portant réforme des retraites qui vient d’être adopté au Sénat suscite visiblement un grand intérêt des jeunes de notre pays, que l’on considère souvent peu intéressés par la chose publique. Cependant, on s’aperçoit en les interrogeant qu’ils obscurcissent une grande partie du sujet pour ne retenir que la question de l’insertion professionnelle. Le présent article se donne pour objectif d’analyser la pertinence des arguments contre la réforme autour de six grands axes de discussion. Si le parti pris libéral de l’auteur ne fait pas de mystère, il n’en affecte pas pour autant la véracité des faits exprimés ‒ à moins de remettre en cause de façon radicale toute l’expertise du Conseil d’orientation des retraites (COR) et de l’INSEE, auquel cas il n’y a plus d’échange possible. Leur interprétation appelle en revanche des réactions et des objections attendues avec beaucoup d’enthousiasme.

1) La situation démographique

L’un des termes les plus fréquemment employés par le gouvernement et les autres partisans de la réforme des retraites pour la justifier est la démographie. Rappelons que, selon les projections de l’INSEE, la population des moins de 20 ans devrait, entre 2010 et 2050, se maintenir autour de 15 millions de personnes, celle des 20-59 ans à environ 32 millions tandis que les effectifs de plus de 60 ans passeraient de 14 à 20 millions ! En pourcentage, cette dernière catégorie verrait donc sa représentation grimper de 22,7% à 31,9% de la population française quand, dans le même temps, la part de ceux susceptibles de travailler et donc de cotiser aux régimes de retraite chuterait à 46,2% contre 53% aujourd’hui. Les causes de cette évolution sont connues et abondamment répétées : la génération des baby boomers s’approche de l’âge de départ à la retraite, le taux de fécondité a décrû et l’espérance de vie a augmenté dans des proportions considérables. Il est important de noter à propos de ce dernier point que même si certains groupes sociaux ont vu leur durée de vie s’allonger davantage que d’autres, le phénomène a profité à l’ensemble des Français.

Sachant qu’il existe un relatif consensus au sein du pays pour que le cœur du système de retraite reste la répartition et que peu de voix appellent à réduire le montant des pensions, le constat démographique impose en effet soit une augmentation des cotisations (ou la recherche de nouvelles recettes, nous y reviendrons plus tard), soit une augmentation de la période travaillée au cours de la vie. Raccourcir la durée des études semble exclu tandis que jouer sur la durée du temps de travail ou le taux d’emploi des 26-55 ans serait non seulement insuffisant, mais aussi injuste dans la mesure où cette tranche de la population supporte déjà l’essentiel de l’effort de financement des dépenses publiques, en tout cas bien plus que dans d’autres pays. Reste donc le recul de l’âge de départ effectif à la retraite, qui a pour double avantage d’accroître les entrées et de diminuer les sorties : une personne en activité est un cotisant de plus et un pensionné en moins, à la réserve près de la question de l’emploi des seniors qui sera traitée ultérieurement.

Est-ce injuste ? Non, à la condition que l’allongement de la période travaillée s’accompagne d’un allongement au moins aussi important de la période passée à la retraite. Est-ce le cas aujourd’hui ? Oui, et avec de la marge car l’espérance de vie croît plus vite que le nombre d’années de la vie consacrées au travail. Ce dernier a même eu tendance à diminuer au cours des cinq dernières décennies en raison de la démocratisation de l’enseignement supérieur et de l’abaissement à 60 ans de l’âge légal de départ à la retraite promise par François Mitterrand. De plus, l’amélioration générale des conditions de vie et de la prise en charge médicale a transformé le « troisième âge » en un moment de l’existence à part entière où, libéré des contraintes du monde professionnel, on peut mener des activités sociales, de loisir… tout en disposant d’un revenu suffisant pour conserver son train de vie. Le troisième âge n’est plus l’antichambre du cimetière ! Une telle évolution n’était pas inscrite dans l’acte de naissance de la branche vieillesse de la Sécurité sociale car elle avait à l’origine pour but de donner un substitut de salaire aux travailleurs dans l’incapacité physique de continuer à exercer leur métier. Contrairement à ce qu’avancent les opposants au projet de loi d’Éric Woerth, le report de l’âge légal de départ à la retraite n’est donc pas une régression mais un rattrapage, une normalisation justifiée par la sauvegarde de l’équilibre du système et d’ores et déjà actée dans la quasi-totalité des pays développés.

2) Les sources de financement

Le système de protection sociale français est pour les deux tiers alimenté par des cotisations, c’est-à-dire des prélèvements sur les revenus du travail. En pourcentage, plus de 30% de la rémunération brute d’un salarié sert à financer la Sécurité sociale toutes branches confondues ‒ on ne s’attardera pas ici sur la très artificielle distinction entre contributions salariales et patronales. Est-ce beaucoup ? Les comparaisons sont difficiles à établir en raison de la diversité des règles de fonctionnement des systèmes de protection sociale à travers le monde en termes de degré de fiscalisation, de prestations couvertes… Néanmoins, il ne fait pas de doute que ces contributions ont un impact sur le coût du travail et affectent en conséquence tant la compétitivité de l’économie nationale que le pouvoir d’achat des personnes en activité.

On a parfois pu entendre que le financement à long terme des retraites ne nécessitait pas d’ajustement de l’âge de départ parce que le travail était devenu plus productif et qu’un actif pouvait donc subvenir aux besoins de davantage de retraités, toutes choses égales par ailleurs. Le raisonnement est séduisant mais laisse de côté un élément essentiel : le lien entre niveau de salaire et niveau de pension. Les gains de productivité du facteur travail, modestes en France puisque nous n’avons plus de retard technologique majeur à combler, sont certes pour partie redistribués dans les salaires et augmentent donc mécaniquement le montant des cotisations. Cependant, des salaires plus élevés ouvrent droit à des pensions aussi plus généreuses dans le futur, de sorte que si le ratio de dépendance démographique continue de se dégrader au rythme prévu par les projections, le problème du financement reste entier.

Faut-il dans ces conditions envisager d’exploiter d’autres sources, par exemple les revenus du capital ? À l’heure actuelle, la CSG et les autres impôts et taxes affectés représentent déjà 28,6% des recettes de la Sécurité sociale. Le projet de loi Woerth prévoit d’ajouter à ces 115 milliards d’euros (pour un budget annuel total de 403 milliards) 3,7 milliards tirés entre autres des stock options et des retraites chapeaux. À titre de comparaison, le déficit de la seule branche vieillesse s’élevait en 2009 à 7,2 milliards d’euros et, selon le COR, devrait atteindre entre 16 et 19 milliards en 2020 si rien n’est fait d’ici-là. Le recul de l’âge légal de départ permettrait d’en couvrir la moitié (10 milliards d’euros) et les quelque 6 milliards manquants seront apportés par des mesures de convergence entre secteurs public et privé et le transfert de cotisations chômage.

Si l’on se dit attaché à un système de répartition, il est cohérent que l’essentiel du financement des pensions continue de reposer sur les revenus du travail et non sur ceux du capital car après tout, la détention de patrimoine n’ouvre pas droit à la retraite ! La pension, ne l’oublions pas, n’est qu’un salaire différé versé par les actifs à leurs aînés qui ont acquis ce droit quand ils étaient eux-mêmes en âge de travailler. Fiscaliser la protection sociale reviendrait ni plus ni moins à instaurer un revenu universel et sortirait très largement du cadre d’une réforme de notre système de retraite. D’autre part, supposer que les produits du capital puissent servir de source première de financement pour les retraites oblige par honnêteté intellectuelle à traiter une autre question, celle de la capitalisation, qui n’est rien d’autre que de l’épargne organisée à plus grande échelle.

3) La pénibilité du travail et les carrières longues

On vit certes plus longtemps, mais vit-on mieux ? Les critiques de la réforme aiment se référer à l’espérance de vie en bonne santé pour souligner le caractère injuste du report de l’âge légal de départ à la retraite. Pourtant, qu’il soit ou non en bonne santé, un retraité perçoit une pension, par conséquent la prise en compte de la pénibilité du travail ne peut servir qu’à mettre en place des mesures correctrices destinées à compenser des situations particulières et non à considérer comme intangible la limite des 60 ans, sous peine de quoi on se contente de laisser la barque prendre l’eau jusqu’au naufrage.

Commençons d’abord par quelques données statistiques. L’INSEE nous apprend que l’espérance de vie en bonne santé était en 2000 de 60,1 ans pour les hommes et de 63,2 ans pour les femmes. En 2007, elle s’élevait à… 63,1 ans pour les hommes et 64,2 ans pour les femmes ! Cette augmentation rapide va-t-elle se poursuivre ? Quelques spécialistes estiment que non à cause de la multiplication des substances chimiques et des pollutions diverses dans notre environnement et de notre suralimentation ; d’autres pensent au contraire que les progrès des biotechnologies vont nous permettre de vivre beaucoup plus longtemps et en bonne santé. Devant de telles incertitudes, il ne paraît pas déraisonnable de s’appuyer sur les tendances actuelles, quitte à changer de cap par la suite si elles se retournent, plutôt que suivre une hypothèse encore mal étayée.

Passons maintenant aux différences d’espérance de vie entre professions. Il n’est pas contestable qu’un âge de départ uniforme peut être à l’origine d’injustices puisque sa légitimité reposerait sur le postulat erroné que les retraités de tous les métiers jouiront de leur situation pendant une même durée. Le projet de loi n’ignore pas ce fait et permet à des travailleurs, sur le critère du taux d’incapacité permanente, de quitter la vie active plus tôt. On peut discuter le choix de ce critère plutôt qu’un autre, mais rappelons que les partenaires sociaux planchent sur la pénibilité depuis 2005 et ne sont pas jusqu’ici parvenus à un accord.

4) Les inégalités entre les hommes et les femmes

Les inégalités entre les hommes et les femmes devant le système de retraite donnent paradoxalement lieu à un faible écho politique et médiatique alors qu’elles sont flagrantes et admises par tous. La difficulté de la question provient de ce qu’elle trouve sa cause non dans le système de retraite en lui-même, mais dans la vie professionnelle des femmes. En effet, le système en tant que tel est neutre à l’égard des sexes et offre même déjà des compensations aux femmes pour tenir compte du temps passé au foyer à élever les enfants. Malgré ces dispositifs, les pensions moyennes des femmes étaient en 2007 de 38% inférieures à celles des hommes. L’écart se résorbe au fil du temps mais devrait encore tourner autour de 15% à l’horizon 2020.

Les raisons de cette inégalité sont multiples : salaires plus faibles à niveau de responsabilité équivalent, accession moins fréquente à de hauts postes de direction, recours plus intense au travail à temps partiel mais surtout, interruptions de carrière pour mener une vie familiale. Ces quatre éléments ne sont bien sûr pas indépendants et ont pour effet de diminuer le montant des cotisations et le nombre de trimestres complétés, donc in fine la pension de retraite. Le projet de loi Woerth ne contient pas de réelle avancée en la matière, si ce n’est la création de pénalités financières pour les entreprises qui n’adopteraient pas de plan d’action destiné à assurer l’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ‒ autant dire que la contrainte n’est pas très forte. Néanmoins, on peut s’attendre à ce que le dossier soit traité dans un cadre autre que celui de la réforme des retraites.

5) L’emploi des jeunes et des seniors

Beaucoup d’étudiants et de lycéens manifestant contre le texte craignent que le recul de l’âge légal de départ à la retraite ne bouche leurs propres perspectives d’embauche à l’issue de la formation. Comme souvent en France, l’idée qui sous-tend ce raisonnement est que la demande de travail (au sens économique) est fixe et que plus les individus travaillent, moins le nombre d’emplois disponibles est élevé et plus le chômage est important. À l’inverse, il suffirait que les personnes travaillent moins et « se partagent » la demande de travail pour que tout le monde puisse trouver un emploi. La validité du modèle est assez douteuse, à la fois sur le plan théorique et empirique.

Il suppose d’une part que les travailleurs soient en tout point substituables et que la quantité de travail soit parfaitement divisible. Or, il n’est pas indifférent à un employeur qu’une tâche qui nécessite, mettons, 20 heures de travail, soit effectuée par une seule personne ou par deux personnes travaillant 10 heures chacune. L’expérience, le savoir-faire, la connaissance même des dossiers font qu’on ne peut aussi facilement remplacer une personne par une autre, a fortiori un senior depuis longtemps en poste. D’autre part, la demande de travail n’est précisément pas fixe : un senior en activité, c’est potentiellement plus de croissance pour l’entreprise, donc plus d’emplois créés, y compris pour les jeunes.

Comment se fait-il alors que le taux d’emploi des seniors soit si faible en France comparativement à celui que connaissent les autres pays développés ? La croyance au modèle malthusien du marché du travail a jusqu’à récemment incité les gouvernements à pousser les seniors vers la sortie pour « laisser la place aux jeunes », politique qui s’est traduite entre autres par la multiplication des dispositifs de préretraite. Toutefois, le retournement qui s’est opéré depuis une dizaine d’années est en train de porter ses fruits et le taux d’emploi des seniors se rapproche, quoique lentement, de la moyenne européenne. Le projet de loi Woerth vise à renforcer la tendance en accordant une aide à l’embauche pour les chômeurs de plus de cinquante ans et en développant le tutorat. Le simple recul de l’âge de départ devrait également avoir un impact positif sur le taux d’emploi puisqu’il rendra plus intéressantes les formations et reconversions « tardives ».

6) La pérennité de la réforme

Sur la forme, la vitesse avec laquelle a été élaboré le projet de loi et la faiblesse du dialogue avec les partenaires sociaux ont fait l’objet de nombreuses critiques. Il est vrai que le gouvernement, prompt à brandir les exemples étrangers pour défendre son texte, omet souvent le chapitre de l’histoire consacré aux négociations. Pour autant, il serait mensonger d’affirmer que la réforme est sortie du chapeau d’un prestidigitateur qui, quelques minutes plus tôt, le montrait vide aux yeux du public : les premières faiblesses du système de retraite français sont apparues dès la moitié des années 1970 tandis que les pouvoirs publics ont commencé à prendre conscience du danger au début des années 1990 avec le Livre blanc de Michel Rocard. Depuis, deux réformes d’importance ont été votées, portées d’abord par le gouvernement d’Édouard Balladur en 1993 puis par François Fillon en 2003, auxquelles il faut ajouter la création du Fonds de réserve pour les retraites (FRR) et du COR par le gouvernement de Lionel Jospin. Malgré l’ampleur des modifications apportées, en particulier celles de 1993, il ne s’est agi que de jouer sur les paramètres du système (mode de calcul des pensions, allongement de la durée de cotisation, création de régimes de retraite complémentaires…). Le texte proposé par Éric Woerth n’échappe pas à la règle et s’il devrait permettre un retour à l’équilibre des comptes à l’horizon 2020, c’est seulement à la condition que la conjoncture lui soit favorable ‒ chose loin d’être acquise. D’autre part, rien n’est précisé pour l’après contrairement à la réforme finlandaise par exemple qui a ancré l’âge de départ à l’espérance de vie.

Pourquoi le projet de loi français manque-t-il à ce point d’ambition ? L’urgence est probablement la principale réponse à cette interrogation. La pression des marchés financiers est réelle et, quoi que pensent les optimistes sur la parfaite solvabilité de la France ou l’impossibilité pour les États de faire faillite ‒ l’Histoire est jonchée de dettes souveraines « restructurées » pour lesquelles les gouvernements ont fait défaut ‒, la note AAA des titres émis par notre agence France Trésor n’a rien d’une éternelle promesse. Il n’est donc pas illégitime d’adopter à court terme une réforme « comptable » pour éloigner les charognards et se donner le temps de réfléchir à une refonte plus en profondeur de notre système de retraite. C’est la voie que le Sénat, avec sa coutumière sagesse, a choisie d’emprunter en votant pour le texte tout en invitant le Comité de pilotage des régimes de retraite à « organiser une réflexion nationale sur les objectifs et les caractéristiques d’une réforme systémique de la prise en charge collective du risque vieillesse » à partir de 2013. D’ici-là, les Français, tout en jouissant d’un certain répit pour le financement de leurs continuels déficits, auront la possibilité de donner leur avis sur la question… dans les urnes.