Après l’Euromaïdan : les Polonais en Ukraine
Article publié dans le numéro 6 du Courrier de Pologne (novembre-décembre 2014).
La présence dans le nouveau gouvernement ukrainien de trois ministres étrangers (une Américaine, un Géorgien et un Lituanien) rappelle que ce pays – par sa superficie le plus grand d’Europe après la Russie – compte une mosaïque de minorités nationales. Parmi elles, les Polonais ne sont certes pas les plus nombreux mais leur activisme sur les Euromaïdans illustre le rôle qu’ils exercent dans l’européanisation de l’Ukraine.
Il y a un peu plus d’un an se formaient dans différentes villes d’Ukraine les Euromaïdans, grandes manifestations pacifiques dont l’objectif premier était de pousser Viktor Ianoukovytch, alors président du pays, à signer un important accord d’association avec l’Union européenne. La répression qui s’est ensuivie a, de façon symbolique, fait pour première victime Sergueï Nigoyan, né en Ukraine d’une famille arménienne. Derrière les grandes banderoles aux couleurs de l’Ukraine et de l’Union européenne se trouvaient également en effet des drapeaux biélorusses, géorgiens ou encore polonais.
Tout en étant beaucoup moins nombreux que les Russes, de très loin la première minorité nationale avec près de 20% de la population totale du pays, ces groupes ont largement contribué aux Euromaïdans, jusqu’à parfois payer le prix du sang pour leur participation. Les Polonais ne seraient pourtant, selon le dernier recensement effectué en 2001, qu’environ 150 000 sur le territoire ukrainien dans un État de 45 millions d’habitants. En outre, ils seraient avant tout concentrés dans les régions occidentales qui ont pu, à une époque ou à une autre, appartenir à la Couronne ou à la République de Pologne.
Comme dans le cas de la Biélorussie, l’usage du terme « Polonia » pour désigner la minorité polonaise en Ukraine est controversé. Elle ne constitue pas de fait une diaspora au sens strict puisqu’elle n’a pas émigré : ce sont les frontières qui, en fonction des rapports de force en Europe, ont glissé au profit de tel ou tel État. Au XIIe siècle, à l’apogée de sa puissance, la République polono-lituanienne comprenait ainsi Tchernihiv, Poltava ou encore Kiev et jusqu’en 1939, l’ouest de l’Ukraine actuelle, notamment les villes de Lviv et Ivano-Frankivsk (à l’époque Stanisławów) faisait partie de la Pologne.
Même au XIXe siècle, lorsque le territoire polonais était privé d’un État indépendant et partagé entre les empires d’Autriche, de Prusse et de Russie, l’influence culturelle polonaise restait forte non seulement dans en Galicie orientale – aujourd’hui l’Ukraine occidentale – mais elle était aussi sensible à Kiev ou Kharkov, à l’époque centres économiques et culturels majeurs de l’Empire russe qui offraient d’alléchantes perspectives de carrière aux ingénieurs, enseignants et autres spécialistes. L’Université de Kharkov, l’une des meilleures du pays, a ainsi été co-fondée en 1805 par le comte polonais Seweryn Potocki et l’établissement a vu passer sur ses bancs le célèbre peintre Henryk Siemiradzki et le général Józef Piłsudski, « père » de l’indépendance polonaise recouvrée en 1918.
Ukraine indépendante : multiethnique ou mononationale ?
Le développement parallèle du mouvement national ukrainien adopta à l’égard de cette présence polonaise deux positions opposées. La première, incarnée par Simon Petlioura, considérait la Russie comme la principale menace pour l’émergence d’un État ukrainien indépendant mais prenait dans le même temps acte de l’impossibilité pour les Ukrainiens de résister seuls à l’impérialisme de leur grand voisin oriental. La solution consistait alors à s’allier avec les Polonais et à faire reconnaître dans chacun des deux États les droits respectifs des minorités ukrainiennes et polonaises. Cette vision ne résista cependant pas aux assauts de l’Armée rouge et à l’effondrement de l’éphémère République populaire ukrainienne en 1920.
La deuxième branche du nationalisme ukrainien était dirigée à la fois contre les Russes et les Polonais et visait la création d’une « Ukraine pour les Ukrainiens » débarrasée de ses minorités – dont les Juifs. Le slogan de Mykola Mikhnovsky trouva à s’exprimer de la manière la plus violente dans les années 1920-1940, avec de fréquents attentats contre des personnalités politiques polonaises ou des institutions publiques dans les territoires de la Pologne orientale que les nationalistes ukrainiens souhaitaient adjoindre à leur futur État.
La Deuxième Guerre mondiale conduisit l’Organisation des nationalistes ukrainiens (OUN) à conclure, pour parvenir à ses fins, un pacte avec le diable : l’Allemagne nazie. Cette collaboration entachera pour longtemps le mouvement national ukrainien puisqu’aujourd’hui encore, les velléités d’indépendance de l’Ukraine continuent d’être parfois associées au « fascisme » . L’occupation de la Pologne par la Wehrmacht permit en tout cas à l’OUN de changer d’échelle d’action et de pratiquer des massacres de masse comme en Volhynie, où plus de 50 000 Polonais furent tués par l’ « Armée insurectionnelle ukrainienne » (UPA) entre 1943 et 1944.
La décision de l’Union soviétique d’annexer les territoires orientaux de la Pologne d’avant-guerre affaiblit encore davantage la présence des Polonais dans les frontières de l’Ukraine contemporaine car elle s’accompagna entre 1944 et 1946 de gigantesques déplacements de populations – de l’ordre de 750 000 personnes – vers la nouvelle République populaire de Pologne. Lviv, deuxième ville de Pologne en 1939 derrière Varsovie mais devant Cracovie, fut ainsi littéralement vidée de près de 100 000 de ses habitants polonais, soit le tiers de la ville.
La minorité polonaise dispersée dans les campagnes
Au-delà des chiffres, ces opérations d’épuration ethnique ont aussi modifié en profondeur la structure sociologique des populations polonaises en Ukraine. Alors qu’elles étaient historiquement concentrées dans les foyers urbains et appartenaient aux couches supérieures de la société, celles qui réussirent à échapper à l’OUN puis aux actions de « rapatriement » trouvèrent souvent refuge dans les campagnes. Dispersés et maintenus à l’écart des voies d’ascension sociale, les Polonais habitant dans les nouvelles frontières de la République socialiste soviétique d’Ukraine devinrent quasi invisibles et choisirent pour beaucoup l’assimilation afin d’éviter les répressions. Sujet tabou des relations polono-soviétiques, ils ne pouvaient pas non plus compter sur le soutien des autorités de la Pologne communiste.
Ce n’est qu’au tournant des années 1980-1990, avec la fin de la domination de Moscou sur les pays satellites d’Europe de l’est puis la proclamation de l’indépendance de l’État ukrainien en 1991, que la minorité polonaise d’Ukraine put retrouver une existence politique. La ratification par le nouvel État ukrainien de conventions européennes de protection des minorités nationales et le souci commun de la Pologne et de l’Ukraine d’être en bons rapports permirent en effet à Varsovie de contribuer davantage au maintien de la culture polonaise sur le territoire ukrainien, tandis que la Polonia elle-même commença à s’organiser de façon plus ouverte.
Deux associations en particulier dominent le paysage de la Polonia en Ukraine : l’Union des Polonais en Ukraine (ZPU) et la Fédération des organisations polonaises en Ukraine (FOP-nU). Elles participent à l’entretien de monuments liés à l’histoire de la Pologne, publient des périodiques, organisent des cours de langue et des festivals culturels et distribuent des bourses d’étude pour la Pologne à l’intention des jeunes Ukrainiens d’origine polonaise. Le gouvernement polonais gère en complément ses propres programmes de bourses d’études ou la « Carte du Polonais » (Karta Polaka), qui permet aux ressortissants d’origine polonaise de l’ex-URSS de venir étudier et travailler en Pologne dans les mêmes conditions que les citoyens polonais.
Compte tenu de la situation matérielle difficile de l’Ukraine, ces offres sont très attractives pour la minorité polonaise qui y trouve de fortes incitations à renouer avec ses racines. On constate donc qu’à la suite de la génération née dans l’après-guerre et aux liens très lâches avec la culture polonaise, un pont s’établit entre les grands-parents qui parfois parlaient encore polonais dans leur jeunesse et leurs petits-enfants élevés dans l’Ukraine indépendante. La proximité géographique entre les deux pays, les similarités linguistiques entre le polonais et l’ukrainien ainsi les facilités de visa et de bourse font de la Pologne une destination très recherchée par les Ukrainiens, qui seraient environ 15 000 chaque année – avec ou sans origine polonaise – à y faire leurs études.
Polonais et dans le même temps Ukrainiens
Cette « redécouverte » d’ancêtres avec la Pologne pourrait faire, selon les organisations de la Polonia, grimper le nombre de personnes d’origine polonaise en Ukraine à près de deux millions. Toutefois, compte tenu des discontinuités dans la transmission de cet héritage, beaucoup de ces Polonais se sentent dans le même temps profondément ukrainiens. C’est sans doute pourquoi ils étaient nombreux à prendre part aux Euromaïdans et à arborer dans le même temps les drapeaux polonais, ukrainien et européen. Les manifestations ont aussi eu pour effet de rassembler ces Polonais éparpillés à travers le pays et de leur faire prendre conscience de leurs effectifs, de façon analogue à ce qu’a provoqué l’Euromaïdan pour la société civile ukrainienne dans son ensemble.
Les changements intervenus à la tête de l’État ukrainien depuis le début de l’année et la reconnaissance qu’éprouve une grande partie de la population pour le soutien apporté par la Pologne et les personnes d’origine polonaise en Ukraine au processus de réforme devraient probablement contribuer à renforcer les droits de cette minorité. Même la frange nationaliste de l’opinion, avant tout concentrée sur le conflit avec la Russie, prend ses distances avec la ligne historique de l’OUN et se trouve forcée d’admettre l’impossibilité de maintenir une Ukraine indépendante qui serait hostile à la fois à Varsovie et à Moscou. Or, les événements des derniers mois ont démontré de quel côté se situait la menace la plus redoutable.
La situation de la minorité polonaise en Ukraine pourrait néanmoins se détériorer pour une autre raison : l’émigration. La guerre que doit mener le pays pour sauvegarder son intégrité territoriale et les risques de faillite qui pèsent sur son économie poussent de fait un nombre croissant d’Ukrainiens à fuir à l’étranger, y compris en Pologne. Le risque serait alors que les programmes mis en place jusqu’à maintenant pour entretenir la présence de la culture polonaise en Ukraine aboutissent en pratique à en précipiter l’extinction avec le départ de ses dépositaires. Un écueil qui ne pourra être évité qu’à la condition que le gouvernement ukrainien parvienne à restaurer son autorité et à retrouver ses moyens d’agir, au besoin avec l’aide de la communauté internationale et de la Pologne en particulier.
Cet article se base sur un entretien mené conjointement par Jakub Halcewicz-Pleskaczewski et l’auteur avec Kamila Zacharuk, doctorante en sociologie à l’Université de Varsovie et dont les recherches portent sur les minorités polonaises en Ukraine.