« Ah, vous devez être stagiaire ! » – réflexions sur la condition de la jeunesse contemporaine

Traduction en français de l’article publié le 26 juin sur le blog du projet Firefly. Merci à Urszula M. pour l’inspiration.

Si vous êtes âgé de moins de 28 ans, que vous avez poursuivi des études supérieures dans un domaine autre que les sciences dures et que vous travaillez dans le secteur public, la culture ou les media, vous avez de fortes chances d’être toujours stagiaire. Même dans l’hypothèse où ce ne serait pas le cas, vos interlocuteurs vous considéreront de prime abord probablement comme tel, tant la condition de stagiaire est devenue la norme pour ces secteurs dans nos économies développées.

Alors que le niveau de qualification de la génération qui entre sur le marché du travail n’a jamais été aussi élevé, il est paradoxal de constater qu’elle a le plus grand mal à s’y faire une « place » qui lui assurerait un minimum de stabilité et d’autonomie financière. Elle tente donc de multiplier les stages, perçus comme autant d’opportunités d’acquérir l’expérience professionnelle et les contacts désormais indispensables à l’obtention d’un premier emploi véritable.

Outre leur intérêt pédagogique inégal, ces stages sont peu voire non rémunérés, contraignant les jeunes qui en « bénéficient » à prolonger leur vie d’étudiant, à habiter en colocation ou chez leurs parents et, lorsque c’est possible – la condition de stagiaire n’exclut pas de devoir faire des heures supplémentaires –, à combiner le stage avec un emploi à temps partiel peut-être moins prestigieux mais gratifié au salaire minimum légal, c’est-à-dire plus que la plupart des stages.

Malgré son ampleur, le phénomène n’a été jusqu’ici que très peu documenté et ne fait que rarement l’objet d’une forte contestation sociale. On peut tout de même citer l’étude de Ross Perlin, Intern Nation (non traduit en français), ou encore en France le collectif Génération précaire qui réunissent des témoignages de stagiaires et s’efforcent de mesurer leur nombre et leur contribution à l’économie. Dans les sphères publique ou associative, en particulier dans des villes comme Washington ou Bruxelles, il est généralement admis que beaucoup d’organisations ne pourraient pas fonctionner sans le travail des stagiaires. Or, lorsqu’une réglementation existe, elle dispose le plus souvent que les stages ont un objectif premier de formation et ne sauraient en aucun cas se substituer à de véritables emplois.

Un problème d’action collective

Quoique la justice penche majoritairement en leur faveur, les stagiaires sont néanmoins relativement peu nombreux à y faire appel. Ils dénoncent en effet volontiers l’injustice du système mais agissent dans le même temps comme des « victimes consententes » qui espèrent, après quelques mois de « galère », s’en sortir mieux que les autres et décrocher un emploi. Ce problème d’action collective conduit les jeunes à se soumettre à des procédures de sélection de plus en plus sévères – certaines dépassent en complexité le recrutement de vrais salariés – et à accepter de « payer pour travailler » du fait de l’exorbitant coût de la vie de villes comme Genève ou New York ou des prix pratiqués par les agences de placement pour organiser des stages à l’étranger. En Europe, le taux élevé de chômage, en particulier chez les jeunes, ne fait qu’aggraver la situation.

Les recruteurs ne sont pas les seuls à trouver leur avantage dans un système qui leur fournit une main-d’œuvre hautement qualifiée, très flexible et souvent désireuse de montrer le meilleur d’elle-même. Les anciens stagiaires qui parviennent à franchir la barrière et à signer un contrat de travail ont également tôt fait d’oublier leur précédente condition et de réclamer des stagiaires pour se délester sur eux des tâches les plus ingrates, tout en étant persuadés d’apporter une réponse à d’innombrables candidatures et de faire ainsi une bonne action.

D’importants coûts cachés pour la société

En l’absence apparente de mouvement déterminé à remettre en cause ce système, on pourrait être amené à croire qu’il n’est pas nécessaire de le faire. Pourtant, la normalisation des stages induit des coûts cachés importants pour la société. Tout d’abord, comme le souligne Ross Perlin, elle a pour effet d’exclure des professions de pouvoir ou d’influence (administration, politique, media …) les enfants de familles modestes qui ne peuvent pas se permettre de travailler gratuitement voire à perte pendant des mois et des mois. De plus, le recul constant de l’âge de l’entrée dans la « vraie » vie active provoque de sérieux problèmes démographiques et économiques puisque les stagiaires ne paient pas de cotisations sociales et ne peuvent pas, faute de logement adapté, fonder une famille.

Par conséquent, il ne serait pas injustifié que les pouvoirs publics interviennent pour apporter une réponse au problème d’action collective et faire en sorte, d’une part, que les stages retrouvent leur contenu – essentiel – de formation et, d’autre part, qu’ils cessent d’introduire une concurrence déloyale sur le marché du travail. Du côté de la société civile, les initiatives qui visent à mieux cerner le monde des stagiaires méritent également d’être soutenues, à l’image du projet « Investing Internships » du site de journalisme d’investigation ProPublica. Grâce à elles, on se rappellera peut-être le temps pas si lointain où un jeune pouvait, dès la fin de ses études, travailler au service d’une institution « prestigieuse » et gagner décemment sa vie. Se le rappeler et peut-être le restaurer.