Ukraine bleue : la Pologne y peindra-t-elle des étoiles ?

Article publié dans le Courrier de Pologne de février 2010.

Alors que viennent de s’achever les élections présidentielles en Ukraine, doit-on s’attendre à une rupture entre l’ancien leader de la Révolution orange Viktor Iouchtchenko et son successeur Viktor Ianoukovitch ? Que représente ce pays pour la Pologne et pour l’Union européenne dans son ensemble ? Analyse synthétique du jeu à quatre qui se déroule entre l’Ukraine, l’Union européenne, la Russie et la Pologne.

C’est désormais officiel, le nouveau président de la République d’Ukraine s’appelle Viktor Ianoukovitch. Leader du Parti des régions réputé proche du Moscou, ancien Premier ministre et candidat malheureux aux précédentes élections de 2004, l’homme a su mobiliser son expérience politique et capitaliser sur la déception de nombreux Ukrainiens à l’égard de la Révolution orange pour vaincre ses adversaires de manière démocratique.

La première victime de la vague bleue est bien entendu Viktor Iouchtchenko, le président sortant qui avait été porté au pouvoir six ans auparavant par la Révolution orange. Favori des Occidentaux pour son programme libéral et sa volonté de rapprochement avec l’Union européenne et l’OTAN, il s’est toutefois heurté à la réalité géopolitique de son pays, très dépendant de la Russie, ainsi qu’à la crise économique mondiale et aux ambitions de la belle Ioulia Tymochenko.

Cette dernière avait en effet commencé par se rallier à la Révolution orange en 2004 avant de se désolidariser de Viktor Iouchtchenko. Considérée comme plus pragmatique, le Premier ministre en exercice a pris soin de ne pas trop s’aliéner la Russie et s’est efforcé de mener une politique étrangère plus équilibrée vis-à-vis de ses deux principaux partenaires. Bien qu’elle ait réussi à passer le premier tour, elle n’a pas su convaincre les régions de l’est, souvent russophones et très affectées par les crises énergétiques en raison de la présence de nombreuses industries fonctionnant au gaz. Elle s’est par conséquent inclinée de quelques points face à Viktor Ianoukovitch.

Résultats électoraux par région. Source : Rzeczpospolita

Résultats électoraux par région

L’échec de la Révolution orange ?

Faut-il voir dans le résultat de ces élections l’échec complet de la Révolution orange ? Si le bilan de Viktor Iouchtchenko peut sembler particulièrement désastreux (instabilité ministérielle, récession considérable, très forte hausse des prix du gaz russe, relations extrêmement tendues avec le Kremlin, faibles avancées en matière de rapprochement avec l’UE et l’OTAN), il convient de rappeler au moins deux éléments. Tout d’abord, jusqu’à la dernière minute, personne n’a pu annoncer avec certitude qui serait le nouveau président ukrainien. Ensuite, selon les observateurs de l’OSCE et de l’Union européenne, toutes les élections qui se sont déroulées depuis 2005 ont été honnêtes et démocratiques, chose suffisamment rare parmi les anciennes républiques soviétiques pour être signalée. En ce sens, la Révolution orange a rempli sa mission première qui était de combattre la fraude électorale. On évitera cependant d’en tirer des conclusions hâtives sur le caractère démocratique du régime ukrainien puisque l’autorité de l’État sur l’ensemble du territoire demeure très relative et que l’instabilité ministérielle chronique montre à quel point le jeu politique manque encore de maturité et d’ancrage dans la société.

Malgré tout, les chancelleries étrangères ont pris acte de cette évolution et se sont cette fois abstenues d’intervenir dans le processus électoral. Pour mémoire, en 2004, Vladimir Poutine avait adressé ses félicitations à Viktor Ianoukovitch avant même que les résultats ne furent officiellement proclamés ! Du côté occidental, le financement de la Révolution orange par les États-Unis ne faisait pas non plus grand mystère, tandis que Varsovie dépêchait deux ambassadeurs « non officiels » mais très médiatiques en les personnes de Lech Wałęsa (leader de Solidarność, prix Nobel de la Paix et ancien président polonais) et d’Aleksander Kwaśniewski (également ancien président polonais) afin de soutenir le mouvement.

Pour ces élections, aux dires des Ukrainiens eux-mêmes, il n’y a pas eu d’ingérence. Certes, Viktor Ianoukovitch a lancé dans la presse des accusations à l’encontre de la Pologne, de la Lituanie et de la Géorgie qui auraient envoyé des militants pour saboter le processus démocratique mais son porte-parole est aussitôt revenu sur ces déclarations en affirmant qu’il s’agissait d’une erreur et que son candidat avait été désinformé. Le président polonais Lech Kaczyński avait déjà annoncé son intention de collaborer avec le futur chef d’État ukrainien, sans considération de son appartenance politique, pourvu qu’il ait été librement choisi par la nation ukrainienne. Après la confirmation des résultats, il a été parmi les tout premiers à appeler Viktor Ianoukovitch pour le féliciter et l’inviter à se rendre en Pologne aussi vite que possible. Pourquoi un tel activisme ?

L’Ukraine, enjeu important de la diplomatie polonaise et européenne

Il suffit de regarder une carte de l’Europe pour comprendre l’importance que revêt l’Ukraine aux yeux des diplomates polonais. Aucun État n’aime être en périphérie et subir de plein fouet les effets d’éventuels troubles chez son voisin. Comme l’Allemagne vingt ans plus tôt s’est faite l’avocat de l’adhésion de la Pologne à l’OTAN et à la Communauté européenne de l’époque pour notamment sécuriser ses frontières, Varsovie cherche aujourd’hui à intégrer l’Ukraine à ces mêmes organisations et ce, en dépit de multiples contentieux historiques. L’enjeu est d’autant plus significatif pour la Pologne qu’au-delà de l’Ukraine se trouve la très redoutée Russie, qui a de fortes ambitions régionales. Amener Kiev dans le giron occidental constituerait donc le meilleur moyen de ne pas avoir à ses portes un État fantoche aux ordres du Kremlin.

C’est à la lumière de cette politique qu’il faut lire l’initiative polono-suédoise du Partenariat oriental. Officiellement inauguré sous la présidence tchèque en mai 2009, ce programme, régulièrement présenté comme le pendant oriental de l’Union pour la Méditerranée, vise à créer un cadre de coopération renforcée entre, d’une part, l’Union européenne et, d’autre part, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie (sous certaines conditions), la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine. Bien que ces pays fussent déjà couverts par la Politique européenne de voisinage, les États d’Europe centrale étaient désireux d’aller plus loin et de faire en sorte que Bruxelles ne néglige pas son flanc est. Quant aux autres États membres, ils s’étaient dans un premier temps montrés réservés avant que les crises gazières à répétition ne les conduisent à revoir leur position.

Concrètement, le Partenariat oriental a pour objectifs d’établir une zone de libre échange et de mobilité sans visa, de renforcer les « capacités administratives » des États participants, de garantir l’approvisionnement énergétique de l’Union par des investissements dans les infrastructures de transit et par des mécanismes d’alerte en cas de crise, de lutter ensemble contre l’immigration illégale et enfin de coopérer davantage en matière de protection de l’environnement. Le Partenariat ne contient aucune promesse formelle d’adhésion à l’Union européenne mais ses promoteurs ne cachent pas leurs espoirs d’en faire un marche-pied en vue de futurs élargissements.

Moscou s’est évidemment irrité de ce qu’elle a d’abord perçu comme une nouvelle manœuvre d’encerclement mais le ton s’est adouci depuis quelques mois, au point que le ministre des Affaires étrangères russe Sergueï Lavrov envisage maintenant la participation de la Russie au programme. La crise économique a probablement joué un rôle dans ce revirement puisque le Kremlin a de plus en plus de difficultés à financer sa politique d’influence auprès des anciennes républiques soviétiques. Ceci expliquerait aussi pourquoi la Biélorussie d’Alexandre Loukachenko, pourtant très alliée avec la Russie, commence à lorgner du côté de l’Union européenne : le Partenariat est tout de même doté de 600 millions d’euros pour la période 2010-2013.

Un Ianoukovitch différent de celui de 2004 ?

Tous ces éléments étant posés, revenons aux élections présidentielles ukrainiennes. Alors qu’en 2004, Viktor Ianoukovitch était à bien des égards le candidat du grand frère russe, le Viktor Ianoukovitch qui vient d’accéder à la magistrature suprême a toutes les chances d’être plus indépendant et de se consacrer en priorité à la défense des intérêts ukrainiens. Premièrement, il doit sa victoire non plus au « bienveillant » parrainage de Vladimir Poutine et à de supposées malversations électorales mais à l’échec de son prédécesseur et à une campagne qui, jusqu’à preuve du contraire, peut être considérée comme honnête. Deuxièmement, la Russie semble n’avoir ni la volonté, ni les capacités de sortir à elle seule l’Ukraine de la crise où elle est plongée. Viktor Ianoukovitch n’aura par conséquent d’autre choix que de poursuivre ce qui est au final la seule politique étrangère raisonnable pour son pays : une coopération dense avec l’Union européenne qui ne froisse pas la susceptibilité de la Russie.

L’une de ses premières propositions consiste à abandonner le contrôle des gazoducs ukrainiens à un consortium international dans lequel l’État ukrainien, Gazprom et des compagnies énergétiques européennes possèderont chacun un tiers des parts. Ianoukovitch s’est justifié en affirmant que l’Ukraine n’avait plus les moyens de d’entretenir son réseau de gazoducs et qu’il espérait par cette concession obtenir un rabais sur les importations de gaz russe, dissiper les craintes des Occidentaux en matière de sécurité des approvisionnements et décourager Gazprom de mener à son terme les projets de North Stream et South Stream, deux gazoducs qui contourneraient l’Ukraine et réduiraient son importance stratégique de pays de transit. Bien que l’idée arrive tardivement et que Moscou l’accueille avec un certain scepticisme, elle est révélatrice de l’orientation que devrait selon toutes probabilités prendre la diplomatie ukrainienne dans les années à venir (sauf si de nouveaux rebondissements se produisent entretemps, ce qui n’est pas exclu).

Côté russe, on est d’ailleurs plutôt satisfait du changement à la tête de l’Ukraine. Un ambassadeur devrait bientôt être dépêché à Kiev ― il en était virtuellement absent depuis août 2009 ― et la reprise d’exercices militaires conjoints a été annoncée. Restent tout de même deux points d’interrogation : la prolongation du bail du port de Sébastopol, qui abrite actuellement la flotte russe de la mer Noire, et la reconnaissance du russe comme seconde langue officielle de l’Ukraine.

Concernant les relations avec l’Union européenne et l’OTAN, Viktor Ianoukovitch a exprimé son souhait de signer un accord d’association dans le cadre du Partenariat oriental. En revanche, comme la majorité de ses concitoyens ― selon les sondages ―, il ne veut pas engager l’Ukraine dans une alliance militaire et continuera à coopérer avec l’Organisation sur la base du plan d’action OTAN-Ukraine. À ce titre, rappelons que cette collaboration se manifeste déjà par exemple au travers du bataillon polono-ukrainien déployé comme force de maintien de la paix au Kosovo.

De fait, la Pologne a un rôle essentiel à jouer dans ces relations. Par sa position géographique, sa culture et son histoire, elle est mieux à même de comprendre les Ukrainiens et d’intercéder en leur faveur à Bruxelles ou Washington. Les projets de coopération bilatérale, qui vont de la coorganisation de l’Euro 2012 de football aux échanges universitaires en passant par l’aide à la consolidation de la démocratie et de la société civile, contribuent à la diffusion des valeurs européennes et la stabilisation des confins de l’Union. Si l’Ukraine paraît bien lointaine vue de Paris, gardons à l’esprit le constat du Livre blanc sur la Défense de 1994, selon lequel les menaces qui pèsent sur la France contemporaine ne se situent désormais plus à ses frontières immédiates. Que ce soit pour notre chauffage, notre industrie ou le contrôle des personnes qui pénètrent sur notre territoire, nous sommes dépendants du voisinage de l’Union européenne. C’est pourquoi il est primordial de ne pas imiter l’autruche en négligeant ce qui s’y déroule, et la Pologne est là pour nous le rappeler.