Silicium, graphène : des matériaux « made in Poland » ?

Article publié dans le numéro 7 du Courrier de Pologne le 2 février 2014.

Fin 2013, l’Institut de technologie des matériaux électroniques (ITME) de Varsovie lançait la première boutique au monde de commercialisation du graphène. Cette forme particulière de cristal de carbone pourrait révolutionner de nombreuses industries et rendre obsolète le silicium popularisé au siècle dernier grâce à l’inventivité d’un autre Polonais : Jan Czochralski.

On le transporte tous les jours dans nos poches et nos sacs sans y faire attention et pourtant, sans lui, aucun ordinateur, téléphone portable ou tout autre appareil « numérique » comme les téléviseurs et les appareils photos récents ne pourrait fonctionner. Ces équipements ont pour point commun de contenir des transistors par centaines de millions, voire par milliards, et fabriqués à partir d’un matériau : le silicium.

La production à l’échelle industrielle de ce semi-conducteur doit beaucoup au chimiste polonais Jan Czochralski, qui découvrait en 1916 siècle par sérendipité une méthode de formation de monocristaux de grande dimension. Selon la légende, attablé à son bureau, il aurait dans un moment de distraction trempé son porte-plume dans un creuset d’étain en fusion plutôt que dans son encrier. Après l’avoir retirée, il observa qu’un mince fil à la structure particulière s’était formée à l’extrémité de la plume – un monocristal. Jan Czochralski, auteur d’une des méthodes les plus répandues de croissance de monocristaux

Ce procédé, qui consiste donc à « enrouler » un matériau fondu autour d’une tige pour obtenir une structure monocristalline, porte aujourd’hui encore le nom de son inventeur polonais (prononcer tcho-hral-ski). Appliqué au silicium pour la fabrication de transistors, il a permis d’en produire de très larges quantités à bas coût.

L’omniprésence du silicium pourrait cependant être remise en cause dans un avenir proche grâce au graphène, un matériau aux remarquables propriétés qui aurait le potentiel de révolutionner aussi bien les formes de stockage de l’énergie que la désalinisation d’eau de mer ou encore la mise au point d’écrans souples. Transparent, léger, doté d’une excellente conductivité électrique et thermique ainsi que d’une très forte résistance mécanique, le graphène est parfois qualifié de matériau «miracle», bien qu’il doive encore faire ses preuves en dehors des laboratoires.

Le graphène n’est pourtant pas à proprement parler rare. En 2004, ses « inventeurs » Andre Geim et Konstantin Novoselov, tous deux physiciens à l’Université de Manchester, ont en effet réussi pour la première fois à l’isoler avec une simple mine de crayon et un peu de ruban adhésif. De fait, le graphène n’est pas un nouvel élément chimique mais un agencement particulier d’atomes de carbone, présent par exemple dans les mines de graphite des crayons. À l’aide de leur morceau de scotch, les deux scientifiques ont réduit par couches successives la mine jusqu’à obtenir une «feuille» d’un atome d’épaisseur, le graphène. Cette ingéniosité leur a valu de recevoir en 2010 le prix Nobel de physique !

Si chacun peut donc a priori obtenir du graphène à la maison, le fabriquer à grande échelle relève d’une autre paire de manches, d’autant que le matériau doit montrer un haut niveau de pureté pour donner le meilleur de lui-même. À Varsovie, l’équipe de Włodzimierz Strupiński, de l’Institut de technologie des matériaux électroniques (ITME), a pris la décision de mettre à profit sa collaboration avec l’Université de Manchester pour relever le défi d’une production commerciale du graphène.

Sur la base d’un procédé dit « CVD » (dépôt chimique en phase vapeur) breveté en 2010, l’ITME a créé un spin-off, la société Nanocarbon, qui propose à la vente sur Internet du graphène sous forme de feuilles ou en solution. Cette boutique – la première au monde du genre – connaît encore des ventes modestes (l’équivalent de 300 000 euros pour l’année 2014) mais compte parmi ses clients les universités de Princeton, Cambridge, de grands énergéticiens ou encore des spécialistes allemands ou britanniquers des lasers.

Le marché global du graphène, qui ne dépassait pas 17 millions d’euros l’année dernière, devrait néanmoins être multiplié par cinq avant la fin de la décennie. L’ITME travaille donc actuellement sur de nouvelles technologies qui lui permettront de répondre à une demande croissante et de produire du graphène « au kilo » . Un projet mené avec le géant mondial des fours industriels Seco/Warwick devrait aboutir dans les mois à venir, tandis qu’un Centre du graphène, soutenu par la Voïvodie de Mazovie (région de Varsovie) est en cours de construction pour accompagner cette montée en charge.

L’ITME n’est pas en effet le seul laboratoire polonais de la région à travailler sur le graphène. L’Institut de physique-chimie de l’Académie polonaise des sciences (IChF PAN) a par exemple développé en collaboration avec l’Institut de recherche interdisciplinaire de Lille un procédé alternatif de production par oxydation puis réduction de graphite. Cette technique permet d’obtenir de meilleurs rendements mais jusqu’ici, au détriment de la pureté du matériau.

Un peu plus loin, à l’Université de technologie de Łódź (Politechnika Łódzka), l’équipe dirigée par Piotr Kula a mis au point une méthode dont le produit, le High Strength Metallurgical Graphene, se distinguerait de la concurrence par une meilleure résistance mécanique. Également en vente sur Internet, ce type de graphène pourrait être utilisé dans le stockage réversible de l’hydrogène, par exemple pour des batteries automobiles.

Le potentiel du graphène n’est pas seulement reconnu par les pouvoirs publics polonais mais aussi européens. C’est pourquoi, en plus des dotations du Centre national pour la recherche et le développement (NCBiR), les chercheurs polonais peuvent espérer bénéficier du projet Graphène (Graphene Flagship) de la Commission européenne, abondé à hauteur d’un milliard d’euros. La France compte d’ailleurs parmi les principaux partenaires du programme avec la participation du CNRS (Centre national de la recherche scientifique), du CEA (Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives) et de plusieurs universités.

La fabrication à grande échelle du graphène ne constitue toutefois pas nécessairement le maillon le plus intéressant de la chaîne de valeur qui a vocation à se former autour de ce matériau. Les applications industrielles possibles sont certes nombreuses mais sont encore marquées d’un point d’interrogation.

De plus, si la Pologne accueille déjà des centres de recherche et de développement (R&D) d’entreprises nationales ou étrangères qui travaillent sur le graphène – IBM (puces), Samsung (puces, écrans souples), Solaris (fabrication d’autobus, notamment électriques) –, les projets les plus avancés demeurent tout de même généralement la chasse gardée des pays d’origine (États-Unis, Corée du sud) tandis que les champions polonais de l’innovation sont encore peu nombreux. Cette situation pourrait néanmoins changer grâce à la proximité de la matière première et la politique de soutien à la R&D menée à la fois par le gouvernement et l’Union européenne.