Regard économique sur les toilettes publiques

La ville de Bruxelles accueillait le mois dernier une nouvelle édition du festival Pispot, une manifestation organisée par l’association Chez Nous et destinée à attirer l’attention des pouvoirs publics et des citoyens sur le manque criant de toilettes publiques. Au-delà du paradoxe dans la cité du Manneken Pis, cette question en apparence anecdotique a pourtant un impact significatif sur la qualité de notre cadre de vie.

Vous connaissez très probablement des coins de votre ville réputés pour leur odeur nauséabonde. Malgré les interdictions en vigueur dans de nombreux pays, se soulager en plein air contre un arbre ou un mur reste une pratique extrêmement répandue, y compris dans des États dits « développés » où le système sanitaire devrait normalement permettre à chacun de faire ses besoins dans des espaces adaptés.

C’est précisément cet argument qui a servi à justifier la diminution progressive de l’offre de toilettes publiques, dont l’apogée se situe historiquement au tournant du XIXe et du XXe siècle avec le mouvement hygiéniste mais avant la construction massive de logements ouvriers modernes et équipés de sanitaires. Puisque tout le monde dispose de toilettes chez soi et que des normes imposent aux bâtiments publics de comporter suffisamment de sanitaires, pourquoi en effet consacrer de l’espace urbain et des ressources à l’installation et à l’entretien de toilettes publiques ?

Posée en ces termes, la question ignore que les personnes passent de longues heures en transit, au volant de leur voiture, dans un métro ou un train ou plus simplement à pied entre deux points. Elle néglige également une tranche de la population urbaine qui se compte pourtant parfois en milliers : les sans-abri. Or, à la différence des personnes « intégrées » qui pourraient avoir des inhibitions à se soulager en public, les « désaffiliés » contraints de vivre en permanence sous le regard des passants perdent progressivement cette retenue et ne sont pas toujours prêts à dépenser cinquante cents ou un euro pour accéder à des toilettes de gare ou de café.

Le résultat est que certains espaces deviennent de véritables pissotières à ciel ouvert, colportant une image négative du quartier ou de la ville et parfois même un vague sentiment d’insécurité. De plus, comme dans la métaphore de la vitre cassée, une première dégradation rend les suivantes nettement plus probables dans la mesure où le respect pour le lieu diminue et l’impact de l’incivilité semble amoindrie . S’il serait bien sûr exagéré de prétendre que les odeurs d’urine sont à l’origine des ghettos et des zones défavorisées, elles sont régulièrement citées par les habitants du voisinage comme une importante source de nuisance qui contribue très largement à façonner la perception de leur cadre de vie, donc in fine leur représentation d’eux-mêmes et leur bien-être.

On en déduira que le maintien d’un bon maillage de toilettes publiques n’est pas purement accessoire dans l’environnement urbain contemporain et qu’il joue au contraire un rôle important dans la vie quotidienne des habitants et le climat de la ville ou du quartier. Toutefois, le succès d’une telle politique dépend également des conditions tarifaires d’accès aux équipements sanitaires.

Une première approche consisterait à faire payer l’usager le coût intégral ou à tout le moins substantiel du service. Dans ce cas, il n’y aurait pas un grand avantage à faire assumer par la collectivité une prestation que des bars proposent déjà et l’on en revient au problème initial pour les personnes démunies qui ne peuvent pas ou ne désirent pas dépenser de l’argent alors qu’il existe une alternative certes illégale mais gratuite et pour laquelle le risque de recevoir une amende est très réduit.

À l’inverse, on pourrait argumenter que la satisfaction de ces besoins primaires est universelle et que chacun pourrait être amené un jour ou l’autre à se servir de toilettes publiques. Il ne serait alors pas injustifié de faire financer leur entretien par les pouvoirs publics, d’autant que leur présence permet de lutter contre les externalités négatives mentionnées plus haut.

Cependant, la gratuité ne suffira pas à elle seule à garantir leur fréquentation. On imagine assez bien que des sanitaires sales et puants inciteront ceux qui le peuvent, c’est-à-dire principalement des hommes, à uriner à l’extérieur. On voit ici que la politique de la ville en matière de toilettes publiques n’obéit pas seulement à des considérations sanitaires mais aussi d’égalité, notamment en faveur des femmes et des personnes handicapées.

Quelles solutions sont envisageable pour maintenir un niveau de propreté décent dans ces sanitaires ? un équipement high-tech qui ralentirait la vitesse des dégradations ? une fréquence élevée de nettoyage ? le retour de la dame pipi ? Le choix dépendra évidemment des circonstances et des possibilités propres à chaque ville. Cela n’offre certes pas l’attrait d’un nouveau réseau de tramway ou d’une piscine olympique, mais on aurait tort de sous-estimer l’amélioration tangible de la qualité de vie que pourraient générer ces initiatives d’apparence si triviale.


PS : dans un tout autre domaine mais toujours en lien avec les incitations économiques, je suis tombé cette semaine sur un exemple intéressant. La plupart des hôtels ne retiennent en guise de pénalité que le prix d’une nuitée en cas d’annulation, mais certains facturent l’intégralité de la réservation. Ce n’est pas toujours une tarification optimale. Rappelons qu’un hôtel maximise son chiffre d’affaires en cherchant à obtenir le taux de remplissage le plus élevé possible. Ce nombre peut même dépasser les 100% si une chambre trouve un occupant après l’annulation d’une réservation. Toutefois, un tel scénario a d’autant plus de chances de se produire que l’hôtel est averti à l’avance de l’annulation. Il a donc intérêt à ce que le client le prévienne de son désistement. Si l’hôtel prélève comme pénalité le montant de l’ensemble de la commande, le client n’a aucune incitation à contacter l’hôtel pour lui faire part de sa décision puisque dans tous les cas, il devra payer toutes les nuitées réservées. Inversement, il lui sera avantageux de prévenir l’hôtel s’il ne lui sera facturé qu’une part résiduelle de la réservation. En définitive, un hôtel a intérêt à maintenir une pénalité en cas d’annulation pour éviter les réservations prises à la légère mais à laisser subsister une différence entre son montant et le prix total de la commande pour être prévenu d’une éventuelle annulation et ainsi avoir le temps de relouer la chambre à un autre client.