À travers le prisme du langage : pourquoi voit-on le monde différemment selon sa langue

On a coutume de prêter au grand empereur Charles Quint, maître au sommet de son règne de la moitié de l’Europe, de remarquables talents de polyglotte qui lui faisaient parler « espagnol à Dieu, italien aux femmes, français aux hommes et allemand à [son] cheval ». Le linguiste israélien Guy Deutscher, chercheur de l’Université de Manchester non moins doué pour les langues, prend ce bon mot pour point de départ de son essai Through the Language Glass: Why the World Looks Different in Other Languages (Londres, Arrow Books, 2011, non traduit en français).

Selon une démarche vulgarisante qui ne perd pour autant rien en rigueur intellectuelle, l’universitaire s’appuie sur le récit bien mené d’une histoire de la linguistique pour faire comprendre à un lecteur non initié l’un des principaux conflits de la discipline. D’un côté, les nativistes représentés notamment par le célèbre intellectuel Noam Chomsky considèrent le langage comme un appendice inné de l’esprit humain. Par conséquent, derrière la vaste diversité des langues du monde se cacherait une « grammaire universelle » inscrite dès la naissance dans le cerveau humain. De l’autre, les culturalistes voient dans chaque langue le produit d’une culture donnée. Le couple langue-culture agirait alors comme un filtre qui limiterait la perception de phénomènes et de concepts comme les couleurs, le temps ou la neige.

Tout en réfutant, expériences à l’appui, les hypothèses les plus extrêmes de chacune de ces écoles, Guy Deutscher s’inscrit plutôt dans le courant culturaliste actuellement en position d’outsider après plusieurs décennies de domination. Il reconnaît ainsi que le langage, sans être un facteur limitant de la perception du monde – l’absence dans une langue d’un mot spécifique pour désigner la couleur bleue ne signifie pas que ses locuteurs sont incapables de la distinguer du vert ou du rouge –, oriente néanmoins notre façon de le voir.

Le chercheur prend notamment l’exemple des repères spaciaux qui sont, dans la plupart des langues familières à nos oreilles, égocentriques. En effet, lorsque nous parlons de la gauche, de la droite, de l’avant ou de l’arrière, les directions changent en fonction de notre propre placement. Ce mode d’orientation, en apparence naturelle, n’est cependant pas partagé par l’ensemble des groupements humains. Chez les Guugu Yimithirr, une tribu aborigène d’Australie, le référentiel utilisé est avant tout géographique. On parlera donc de l’arbre situé au nord ou au sud et non de celui devant soi. Ceci implique de savoir en permanence où sont les points cardinaux, capacité que les Guugu Yimithirr développent pendant leur enfance de la même manière que nous apprenons, jeunes, à distinguer notre droite de notre gauche. Le langage, dans ce cas de figure, ne crée pas « matériellement » la faculté à repérer le nord en toutes circonstances mais contribue fortement, pour Guy Deutscher, à son émergence.

Ce n’est pas le seul exemple « exotique » auquel recourt le chercheur pour soutenir son argumentation. Des Matses pérouviens au russe en passant par les langues antiques, il entraîne son lecteur dans un véritable tour du monde et n’hésite pas à l’interpeller pour ne pas le perdre en route. La démonstration, particulièrement limpide et convaincante, débouche sur une conclusion somme toute humble mais qui, à la lumière des erreurs commises par certains linguistes dans l’histoire, semble encore être la position la plus sage.

Aussi recensé par la revue Books :
- http://www.books.fr/histoire/la-mer-est-rouge-comme-une-violette-523/
- http://www.books.fr/sciences/deux-idees-recues-sur-les-langues/