Précarité énergétique : un volet mal connu de la pauvreté

Première publication sur Fenêtre sur l’Europe le 21 janvier 2011.

Il y a quelques jours s’est terminée, dans un hiver glacial, l’Année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale. Parmi les causes structurelles de ces phénomènes, la précarité énergétique figure en bonne place mais reste un concept relativement obscur, tant pour les experts que pour les premiers intéressés. Or, s’ils ne savent pas toujours mettre un nom sur le problème, ils sont de plus en plus nombreux à y être confrontés.

La pauvreté et l’exclusion sociale sont majoritairement associées par les citoyens comme dans le contenu des politiques publiques avec le spectre du chômage. Ceci tient certes au contexte de crise économique qui continue d’affaiblir l’Europe mais aussi au rôle central tenu par l’emploi dans nos sociétés occidentales modernes comme instrument d’insertion sociale. La plupart des réponses mises en avant portent donc logiquement sur les revenus plus que sur les dépenses des ménages. Or, l’augmentation régulière des prix de l’énergie, combinée à des besoins croissants en matière de transport ou d’équipement de la maison (électroménager, informatique…), ont débouché ces dernières années sur une hausse non négligeable de l’« effort énergétique », autrement dit de la part du budget des foyers consacrée à ces dépenses. Les pouvoirs publics nationaux et européens ont partiellement pris conscience de l’importance de l’enjeu mais les dispositifs déployés sont loin de couvrir l’ensemble des personnes vulnérables, soit qu’ils sont insuffisants ou qu’ils manquent de visibilité.

Ainsi, le rapport Pelletier de janvier 2010 estime que près de 3,5 millions de familles souffriraient en France de précarité énergétique si l’on retient le seuil des 10% ou plus des revenus nécessaires au paiement des factures d’énergie. La simple définition de la notion soulève des hésitations puisqu’elle varie d’un État à l’autre et que l’Union européenne n’a toujours pas fixé d’indicateur chiffré, se contentant de qualifier de « pauvreté énergétique » une situation dans laquelle « un ménage trouve difficile ou impossible de se chauffer convenablement à un prix raisonnable et d’avoir accès à d’autres services consommateurs d’énergie comme l’éclairage, le transport, l’utilisation d’Internet et d’autres équipements à un prix raisonnable ». La question du périmètre n’est pas futile en dépit des apparences car elle conditionne dans une large mesure le type de solution apportée par les autorités publiques. En France par exemple, les dispositifs d’aide ne visent que l’habitat et non le transport quand bien même les enquêtes de l’INSEE montrent que les montants des dépenses en carburant et en énergie domestique sont voisins.

La surmortalité hivernale pour partie liée à la précarité énergétique

L’insuffisance des mesures existantes se lit notamment à travers la disproportion entre le nombre de foyers concernés par la précarité énergétique et le nombre de bénéficiaires du tarif d’électricité de première nécessité (TPN), qui atteignait selon la Commission de régulation de l’énergie 650 000 personnes fin 2010. Dans les conditions actuelles, 2 millions de familles seraient en réalité éligibles. Outre les tarifs sociaux pour l’électricité et le gaz, la seconde grande catégorie de mesures regroupe les aides aux travaux pour financer l’isolation des habitations et faire disparaître les « logements passoires ». Cependant, ces dispositifs visent de facto principalement les propriétaires et la forme de prêts peut parfois être rédhibitoire pour des personnes aux entrées d’argent irrégulières, voire endettées. Néanmoins, le plan national de lutte contre la précarité énergétique est doté de moyens financiers non négligeables, de l’ordre de 1,2 milliard d’euros, hors tarifs sociaux couverts par les contributions des autres usagers.

Les conséquences de la précarité énergétique méritent en effet que l’on s’y attaque avec vigueur. Le souci de certains foyers de limiter leurs dépenses en énergie les conduit dans des cas extrêmes à se passer de chauffage, comportement qui induit une surmortalité hivernale. De façon moins dramatique, le rapport Pelletier comme d’autres études dédiées au phénomène insistent sur les aspects économiques et sociaux tels que l’accumulation de factures impayées, le surendettement, l’isolation vis-à-vis du reste du monde ou encore la dévalorisation de soi. L’énergie dissipée par les « logements passoires » occasionne également d’inutiles gaspillages qui contribuent à gonfler artificiellement les estimations des besoins énergétiques de la population et à générer de la pollution.

C’est pourquoi l’Union européenne se penche aussi sur la question, entre autres en finançant le projet EPEE qui vise à mieux cerner le problème et à favoriser l’échange de bonnes pratiques entre États membres. Toutefois, son action n’est pas dénuée d’ambiguïtés et des voix se sont élevées pour dénoncer la politique de libéralisation des marchés de l’énergie menée par la Commission européenne. Cette politique, qui doit amener à l’abolition plus ou moins progressive des tarifs régulés, serait à l’origine des récentes hausses de prix et par contre-coup, de l’augmentation du nombre de personnes touchées par la précarité énergétique. La Commission admet elle-même que « les mécanismes de marché ne peuvent à eux seuls garantir le respect des intérêts des consommateurs dans le secteur de l’énergie » et a proposé l’adoption d’une charte européenne des droits des consommateurs d’énergie. Le document reconnaîtrait notamment la nature de « bien essentiel » de l’énergie pour les individus comme pour les entreprises, l’existence d’obligations de service public – au demeurant déjà inscrites dans les directives électricité et gaz – et la nécessité de combattre la pauvreté énergétique.

Concilier le nécessaire réajustement des prix avec la lutte contre la précarité énergétique

Ce dernier objectif ne remet pas pour autant en cause la libéralisation des marchés de l’énergie car l’augmentation des prix traduit dans une grande mesure leur réajustement avec le coût réel de production, jusque là dissimulé pour des considérations politiques. Les efforts en matière de limitation des émissions de gaz à effet de serre et de lutte contre le réchauffement climatique impliqueront de toute manière une hausse des tarifs puisque le signal prix demeure à ce jour un des outils les plus efficaces pour réorienter les choix des consommateurs vers de « meilleures » options. La difficulté réside toutefois en ce que cette augmentation ne doit pas peser pas de façon disproportionnée sur les ménages les plus fragiles.

À ce titre, l’idée de « bouclier énergétique » est intéressante mais comme souvent dans le champ des politiques sociales, son ciblage vers les familles les plus pauvres risque d’entraîner des effets de seuil significatifs et des discriminations pas toujours justifiées vis-à-vis des autres foyers. C’est pourquoi, sans constituer la solution miracle d’une équation qui semble à première vue irrésolvable, un tarif au kilowatt-heure (ou au mètre cube dans le cas du gaz) progressif en fonction de la taille de l’habitation, de sa localisation géographique – pour tenir compte des différences de climat – et de la quantité d’énergie utilisée permettrait d’assurer un service minimum à prix très réduit tandis que les consommateurs les plus gourmands seraient davantage pénalisés. Ceci refléterait aussi le coût de production supérieur du dernier kilowatt-heure, issu d’une centrale thermique ou importé car excédant les capacités de notre parc nucléaire. Les clients qui recevraient des factures anormalement élevées se verraient adresser une offre de diagnostic énergie de la part de leur opérateur et en fonction des résultats, l’occupant du logement serait orienté vers l’ADEME ou tout autre interlocuteur pertinent pour découvrir les dispositifs d’aide existants. Les mesures structurelles devraient bien sûr être poursuivies, voire renforcées en complément de l’instrument tarifaire. Sur le plan technique, la généralisation des compteurs intelligents est une condition au suivi fin de la consommation tandis que la fixation des prix pourrait par exemple s’établir sur des bases historiques périodiquement révisées pour correspondre aux évolutions des appareils mais aussi de la définition du « confort minimum acceptable ».

De cette manière, il ne serait pas irréaliste de faire baisser le nombre de personnes concernées par la précarité énergétique – estimé à entre 50 et 125 millions de personnes dans l’ensemble de l’Union européenne – sans trop alourdir les charges publiques ni remettre en question les objectifs essentiels d’économie d’énergie et de lutte contre le réchauffement climatique. Quoique la Commission ne dispose pas de la compétence requise pour déployer ce genre de mesure, son intelligence et sa capacité d’impulsion demeurent importantes pour alimenter la réflexion et encourager les gouvernements à agir de concert avec les opérateurs du secteur énergétique en vue d’éradiquer un phénomène que l’on croyait, il y a encore peu de temps, ne toucher que les pays en développement.