Pourquoi donner un prix à la biodiversité n’est pas apte à la protéger

Dans la lignée d’un précédent article mettant en doute l’efficacité des incitations économiques classiques pour résoudre certains problèmes sociaux, on s’interrogera aujourd’hui sur les possibles effets pervers générés par l’évaluation économique de la biodiversité et des services écosystémiques, une approche pourtant privilégiée au niveau international pour les sauvegarder.

La Commission européenne a publié en début de semaine sa nouvelle Stratégie pour la biodiversité intitulée Notre assurance-vie, notre capital naturel : une stratégie de l’UE pour 2020. Cette communication reconnaît l’exceptionnelle contribution de la biodiversité à la réalisation des conditions qui, d’une part, rendent la vie humaine sur Terre matériellement possible et qui, d’autre part, fournissent à l’économie d’importants services écosystémiques. Dans le même temps, le rapport souligne que la biodiversité est en danger et qu’avec le réchauffement climatique, sa disparition éventuelle représente pour l’Homme la plus grande menace environnementale mondiale.

En conséquence, la Commission met sur la table une série de réponses visant à renverser la tendance. L’une des premières consiste à mesurer la valeur économique de la biodiversité et des services écosystémiques qu’elle produit, sur la base des conclusions du projet international « L’économie des écosystèmes et de la biodiversité » (TEEB) et conformément aux objectifs d’Aichi fixés l’an dernier à la conférence de Nagoya. Pour le dire autrement, il ne s’agit ni plus ni moins que de tenter de calculer le coût des services rendus par la biodiversité, par exemple la pollinisation, la séquestration de carbone ou la beauté des paysages, pour les internaliser dans le calcul des agents économiques publics et privés. On se rapportera à une précédente note pour retracer le raisonnement qui sous-tend cette stratégie et les arguments théoriques qui la fondent.

Cependant, l’exemple des chewing-gums tâche précisément de démontrer que l’intégration des externalités au calcul économique des agents n’est pas toujours le meilleur moyen d’orienter leur comportement vers des choix socialement désirables. Pour comprendre pourquoi cette internalisation pourrait même aboutir à des résultats contraires à ceux attendus, c’est-à-dire une exploitation plus soutenable des ressources naturelles, il est d’abord nécessaire de faire un détour par la notion de prix, ses fonctions et les implications qu’elles revêtent.

Du prix comme information conventionnelle…

La réflexion autour des prix est aussi ancienne que la pensée économique elle-même, souvent réputée avoir été inaugurée sous la plume d’Aristote. Plus que leur rôle, qui semblait peut-être évident aux philosophes d’alors, c’est la question de sa justesse et de sa justice qui les préoccupait au premier chef. Or, on peut difficilement séparer le thème du « juste prix » du mécanisme de sa formation. En effet, le prix n’est pas comme le coût la somme d’opérations arithmétiques. Il est avant tout une convention sociale, un accord entre un vendeur et un acheteur ou, à une plus large échelle, entre un groupe de vendeurs et un groupe d’acheteurs présents sur un marché.

Cette explication très théorique n’est certes qu’une approximation de la réalité dans la mesure où elle ignore les rapports de force qui caractérisent les relations entre les deux protagonistes, de sorte que la convention n’est peut-être pas en définitive la rencontre de deux volontés mais davantage l’imposition de l’une sur l’autre. On passera néanmoins outre l’objection qui ne rentre pas ici dans le périmètre de la discussion.

Le prix se forme donc, on vient de le voir, au point d’entente entre un acheteur et un vendeur. Il colporte avec lui un certain nombre d’informations que la perte de la pratique des négociations en magasin et la multiplication des normes nous a fait oublier. Rappelons que sur les foires européennes du Moyen-Âge, il n’était pas obligatoire pour les marchands d’afficher le prix de leurs produits. Toute transaction devait faire l’objet de discussions plus ou moins longues entre le vendeur et l’acheteur qui, pour ne pas payer plus que de raison, était obligé de développer une expertise aigue. Ceci était d’autant plus difficile qu’en l’absence de standard technique, les biens n’étaient jamais parfaitement équivalents et qu’il fallait avoir un bon coup d’œil pour choisir les meilleurs. Dans l’hypothèse où les deux interlocuteurs était habiles et honnêtes, on peut supposer qu’ils étaient chacun conscients des qualités et des défauts du produit visé et que le prix sur lequel ils s’accordaient reflétaient ces données. Le philosophe autrichien Friedrich von Hayek généralisera bien plus tard cet échange à l’échelle du marché pour faire du prix un agrégat de l’ensemble des informations à la connaissance des participants : qualités et défauts du produit mais aussi disponibilité relative ou encore caractère substituable pour ne citer que quelques-uns des déterminants du prix. Retenons plus simplement de ce cheminement que le prix est en premier lieu une information communément admise par les acteurs du marché en cause.

… au moyen de déqualifier l’irremplaçable

Le passage de la transaction individuelle au marché d’un bien ou d’un service n’épuise toutefois pas la notion du prix. En ayant brièvement mentionné la substituabilité comme déterminant du prix, on ne peut plus ignorer les liens qui unissent des marchés de biens ou de services différents au sein d’un modèle dit d’« équilibre général ». Ce concept d’économie néoclassique a été très décrié au cours du XXe siècle pour son manque de réalisme mais il n’en demeure pas moins un instrument théorique utile pour éclaircir notre analyse. Parce que d’un point de vue fonctionnel, la plupart des biens et services existants sont à des degrés divers substituables par d’autres et que le prix de chaqun est exprimé en une unité commune, ils deviennent véritablement comparables. Un prix ne prend en effet toute sa signification que lorsqu’il est inséré dans un ensemble plus vaste qui donne naissance à des prix relatifs. Sous cet angle, le prix ne reflète plus seulement l’ensemble des informations connues sur un produit en particulier mais il le situe sur une hiérarchie des valeurs qui comprend tous les autres produits également dotés d’un prix.

C’est ici qu’apparaît le problème de l’évaluation économique de la biodiversité. En cherchant à lui attribuer un prix et en se reposant sur le jeu des incitations économiques pour la protéger, on admet de fait que les services qu’elle rend ne sont pas irremplaçables à condition d’y mettre le prix. Pour reprendre l’exemple de la pollinisation, si l’on met au point dans le futur une technique artificielle qui permet de parvenir aux mêmes résultats à des coûts inférieurs, quel sera l’intérêt économique de continuer à déployer des mesures pour la sauvegarde des abeilles ? Certains rétorqueront que dans le domaine judiciaire, on verse bien des dommages-intérêts à des familles de victimes et que de tels montants pourraient être interprétés comme le prix d’une vie humaine. Le sophisme est séduisant mais selon moi erroné car une action civile en réparation d’un dommage n’empêche pas l’action pénale de suivre son cours. La faute, au sens moral du terme, demeure caractérisée même après le versement de dédommagements dont la principale fonction n’est pas, comme le prétendent à tort certains économistes, d’accroître le coût d’opportunité de l’infraction mais bien de procurer aux survivants une aide matérielle.

Les grands défenseurs de l’homo œconomicus tendent à croire que ce qui n’a pas de prix n’a pas de valeur. Ce « syndrome », que le magazine The Economist appelle économisme et qui se manifeste par une préférence affirmée pour la marchandisation, minimise trop souvent le rôle du droit comme outil de régulation sociale. Il est vrai que dans un monde où l’autorité — au sens d’auctoritas — est de plus en plus contestée, la légitimité des pouvoirs publics à fixer des interdits et des absolus est affaiblie. L’État peut donc être tenté de se retirer derrière une apparente neutralité axiologique et de laisser aux seuls mécanismes économiques la responsabilité de régler les comportements individuels, au besoin en y apportant quelques correctifs qui n’entravent pas la liberté de choix. Par là même, le politique renonce à son rôle de définition du contenu de ce qui peut être considéré comme bon ou mauvais, louable ou condamnable, et se voit réduit à une pure fonction de gestion. Dans un brillant essai pourtant paru en 1996, le Gardien des promesses, le juriste Antoine Garapon dénotait déjà une propension croissante des citoyens à se retourner vers le juge et non vers le politique pour tracer ces limites. Les récentes plaintes déposées aux États-Unis contre le gouvernement pour sa passivité devant le réchauffement climatique s’inscrivent pleinement dans un tel cadre.

Quoiqu’étant moi-même empreint de profondes convictions libérales, je ne soutiens pas l’idée selon laquelle toutes les choses existant sur Terre peuvent être placées sur un même segment de commensurabilité et qu’elles sont par conséquent substituables les unes aux autres. S’il est économiquement plus viable de défigurer un paysage pour y bâtir une usine au motif que l’installation est plus profitable que les activités touristiques générées par les « services écosystémiques », doit-on pour autant l’accepter ? Je ne le crois pas. La destruction de la biodiversité est selon toute vraisemblance un phénomène irréversible, non au sens où l’on ne pourrait pas agir sur elle mais où la substituabilité ne joue que dans une seule direction : ce qui est perdu n’est pas récupérable en l’état. À ce titre, les incitations économiques ne me paraissent pas l’instrument le plus pertinent en vue de sa protection tandis que le droit, plus intransigeant et surtout d’origine plus démocratique, est davantage à même de fixer les lignes à ne pas franchir.