La Pologne et la question des migrants : choisir le mot juste

Article publié dans le Courrier de Pologne le 23 octobre 2016.

Le gouvernement polonais affirme avoir accueilli un million de réfugiés d’Ukraine et plaide pour une forme de « solidarité flexible » dans la définition de la politique migratoire de l’Union européenne. Un vocabulaire trompeur, voire mensonger.

Au début du mois, on a pu voir à Varsovie le documentaire Chasing Asylum de la réalisatrice Eva Orner sur la politique migratoire de l’Australie. Afin de « stopper les navires », celle-ci repose sur l’établissement, dans les îles de Nauru et de Papouasie-Nouvelle-Guinée, de centres fermés où sont détenues sans limite de temps les personnes « repêchées » dans l’océan en route vers l’Australie.

Cette projection devant un public européen était d’autant plus intéressante que le ministre polonais de l’Intérieur, Mariusz Błaszczak, cite souvent la politique australienne en exemple de comment « gérer efficacement l’afflux de migrants ». Or, peu de gens savent vraiment à quoi ressemblent ces centres, puisque les autorités de Canberra n’y admettent ni observateurs de l’ONU, ni journalistes.

En se faisant passer pour une candidate à un emploi de surveillant dans ces camps, la réalisatrice a pu s’y infiltrer, filmer les conditions de vie et dialoguer avec les « prisonniers ». Il est difficile d’utiliser un autre mot pour désigner ces personnes détenues derrière de hautes grilles métalliques, sans papiers ni possibilité de travailler – ou d’aller à l’école, dans le cas des enfants –, et surtout sans perspective de sortie.

Eva Orner est particulièrement sensible à la question des réfugiés puisque ses parents étaient des juifs polonais qui, encore enfants, avaient justement été accueillis par l’Australie après la Deuxième Guerre mondiale. Ses grands-parents n’avaient pas eu cette chance : ils sont morts dans les chambres à gaz.

Son film rappelle d’ailleurs que la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés a été élaborée en réponse au manque d’instruments juridiques qui, avant la guerre, avait pu compliquer la fuite des juifs persécutés, voire assassinés sur ordre de gouvernements antisémites ou avec leur passivité complice.

La Pologne a ratifié cette convention en 1991 et est également partie de la Convention européenne des droits de l’Homme, qui contient des dispositions complémentaires sur les droits des demandeurs d’asile. Parmi les sources internes, le droit d’asile est garanti par la Constitution elle-même (art. 56). Malgré cela, le gouvernement polonais entretient dans les questions migratoires de dangereuses confusions qu’il est essentiel de démêler.

Un million de réfugiés ukrainiens ?

Tout d’abord, le Premier ministre Beata Szydło se trompe lorsqu’elle affirme que « la Pologne a accueilli un million de réfugiés en provenance d’Ukraine » : en 2015, seuls deux Ukrainiens ont obtenu le droit d’asile en Pologne. Le président du PiS, Jarosław Kaczyński, pourtant docteur en sciences juridiques, ment effrontément lorsqu’il répète cette affirmation à des journalistes étrangers.

Il n’y a pas même eu autant de demandes de protection internationale : l’an dernier, le Bureau des étrangers en a enregistré 4 927 pour 12 325 personnes (une demande peut concerner une famille). Parmi eux, on ne recensait « que » 2 305 citoyens ukrainiens.

Pourquoi si peu de demandes ? et pourquoi si peu de décisions positives ? Rappelons qu’une personne est éligible au statut de réfugié si « elle craint avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ».

Même s’il est vrai que l’Ukraine est en guerre, la menace ne concerne pas l’ensemble du pays. Les Ukrainiens qui fuient les dangers dans la région du Donbass peuvent donc trouver refuge dans d’autres régions sans devoir aller à l’étranger.

On observera que la définition du réfugié n’intègre pas d’élément économique. Un réfugié peut être riche mais néanmoins persécuté dans son pays d’origine. De tels exemples sont nombreux dans l’histoire : juifs expulsés d’Europe occidentale et réfugiés dans la Pologne du Moyen-Âge et de l’époque moderne, huguenots persécutés par Louis XIV, Grande émigration polonaise à Paris ou encore gouvernement polonais en exil pendant la Deuxième Guerre mondiale puis pratiquement tout le restant du XXe siècle.

En effet, le droit d’asile n’est pas né avec la convention de Genève. Il est profondément enraciné dans l’histoire et les valeurs de l’Europe, et les instruments juridiques d’après-guerre avaient surtout pour but de le renforcer pour que sa bonne application ne dépende pas de la seule bonne volonté des gouvernements.

La mise en œuvre effective du droit d’asile nécessite aussi un appareil administratif capable de traiter les demandes et de distinguer les « véritables » réfugiés, c’est-à-dire les victimes de persécutions, des immigrés « ordinaires ». Un pareil examen exige du temps et dans l’intervalle, les demandeurs d’asile doivent pouvoir patienter quelque part.

Il en résulte que les demandeurs d’asile ont aussi des droits dont le non-respect prive le droit d’asile stricto sensu de ses effets utiles. Cela nous ramène aux politiques migratoires de l’Australie et de l’Union européenne.

Australie : une politique de dissuasion condamnée par l’ONU

Tout d’abord, il serait faux d’affirmer que l’Australie n’accueille aucun réfugié. En réalité, chaque année, elle accorde une forme de protection internationale à environ 12 000 personnes, soit un nombre conséquent pour un État dont la population est de 24 millions d’habitants. À titre de comparaison, en 2015 – une année exceptionnelle ! –, la Pologne n’a accueilli que 348 réfugiés.

Le principal reproche que l’on peut faire à la politique migratoire australienne vient de ce qu’elle exclut automatiquement la possibilité d’accorder l’asile aux candidats qui ont rejoint – ou qui ont tenté de rejoindre – le pays sans document de voyage valable. Les personnes qui ont obtenu un visa pour l’Australie et y atterrissent peuvent déposer par la voie normale une demande de protection internationale, mais ceux moins fortunés, quand ils ne se noient pas en chemin – rappelons que l’Australie est une île ! – n’ont aucune chance d’obtenir l’asile. Font exception à cette règle les personnes qui sont directement amenées par exemple de Syrie ou d’Irak avec l’accord des autorités.

Les personnes interceptées au cours d’une voyage « illégal » vers l’Australie sont placées dans des centres de détention situés sur les territoires des États de Naura et de Papouasie-Nouvelle-Guinée. Le gouvernement australien ne cache que cette politique, y compris les difficiles conditions de vie dans les centres fermés, a pour but de dissuader les candidats potentiels. Il prétend de cette manière sauver des gens de la noyade en mer.

L’ONU a rejeté l’argument et en août, elle a appelé Canberra à fermer les camps situés en territoire étranger. Grâce à cette intevention, le centre en Papouasie-Nouvelle Guinée devrait être très bientôt fermé. La Pologne ou l’UE doivent-ils vraiment suivre un exemple qui est en train d’être abandonné par ses propres auteurs ?

Du côté européen, l’un des axes de la politique migratoire actuelle repose sur les « quotas ». Plusieurs États de l’Union, dont la Pologne, s’acharnent à refuser la « répartition forcée des réfugiés » en fonction de la clé de répartition proposée par la Commission européenne et acceptée l’année dernière par le Conseil de l’UE – la Pologne était alors gouvernée par une autre coalition.

Pourtant, cette décision est toujours en vigueur et contraint la Pologne à accueillir environ 6 000 demandeurs d’asile. En comparaison, en 2015, les consulats polonais ont délivré près d’un million de visas à des ressortissants ukrainiens. Bien que tous ne se soient pas installés en Pologne, il suffit de se promener dans les grandes villes du pays pour se rendre compte de l’échelle du phénomène : on estime que plus d’un million d’Ukrainiens travaillent en Pologne. Certains séjournent de façon illégale, d’où le manque de données exactes.

La Pologne accueille massivement des migrants

Il est étonnant de constater que d’un côté, les Polonais rejettent les réfugiés, parfois au prétexte que ce serait de faux immigrants économiques, mais que de l’autre ils accueillent massivement de « vrais » migrants économiques. S’agirait-il d’une question de coûts ?

Précisons d’abord que les personnes que l’État polonais s’est engagé à accueillir ne sont pas tout à fait des réfugiés mais des demandeurs d’asile. Compte tenu de leur pays d’origine – Syrie, Irak, Érythrée –, il est très probable qu’ils obtiennent une protection internationale, mais leurs dossiers doivent tout de même être analysés. Le soutien qui est demandé à la Pologne et au reste de l’UE concerne justement ce processus.

En effet, il ne s’agit pas tant d’aider des « réfugiés potentiels » que de faire preuve de solidarité envers l’Italie et la Grèce, dont l’administration et les capacités d’accueil sont insuffisantes face au nombre exceptionnel de demandes à traiter et de personnes à héberger pendant ce temps.

D’ailleurs, le soutien qu’apporteraient la Pologne et les autres États de l’Union ne va pas sans contrepartie : la Commission européenne offre 6 000 euros pour chaque personne « relocalisée ». Compte tenu du fait qu’en Pologne, une personne candidate à la protection internationale peut recevoir jusqu’à 200 euros par mois (si elle préfère vivre de façon autonome, sans hébergement dans un centre), la somme proposée par la Commission couvre largement les frais administratifs et les autres dépenses liées à ce processus. Néanmoins, jusqu’à présent, la Pologne n’a accueilli aucun demandeur d’asile dans le cadre du mécanisme de relocalisation.

Varsovie espère qu’elle l’enterrera et qu’elle n’aura pas besoin de respecter ses engagements. Avec les autres pays du groupe de Visegrad (Hongrie, République tchèque, Slovaquie), elle a forgé le concept de « solidarité flexible » qui doit signifier l’existence de plusieurs moyens de résoudre la crise migratoire.

Solidarité flexible…

Les États qui ne peuvent ou ne veulent accueillir de réfugiés pourraient ainsi contribuer de façon différente, par exemple en fournissant de l’aide aux pays de transit (Liban, Jordanie, Turquie) ou bien en détachant des gardes-frontières là où ils peuvent être utiles, notamment en Grèce et en Bulgarie.

Que fait concrètement la Pologne pour soulager ses partenaires européens dans la gestion de la crise migratoire ? Tout d’abord, l’apport de la diplomatie polonaise dans les efforts occidentaux visant à mettre fin à la guerre en Syrie est pour ainsi dire nul. De fait, la principale raison pour laquelle des millions de Syriens fuient leur pays n’est pas près de s’éteindre, et l’impuissance des États-Unis et de la France confirme que le grand exode des Syriens durera encore des années.

Le deuxième champ concerne le soutien aux pays de transit. Actuellement, le Liban, la Jordanie et la Turquie accueillent au total 4,5 millions de citoyens syriens, soit un nombre considérable eu égard à la population de ces pays et à leur niveau de richesse.

En juillet dernier, le ministre des Affaires étrangères Witold Waszczykowski s’est justement rendu en Jordanie pour offrir son « soutien dans l’acheminement de l’aide aux réfugiés ». À l’occasion, le site officiel consacrée à la politique polonaise de développement a rappelé que « depuis 2012, la Pologne a consacré près de 12 millions d’euros à l’aide humanitaire et l’aide au développement au profit des victimes du conflit syrien ». Certes, ce budget sera augmenté dans les prochaines années mais il demeurera infime comparé à l’échelle du problème.

Le troisième volet, sans doute le plus mis en avant par le gouvernement polonais, concerne la protection des frontières extérieures de l’UE. Ce domaine a connu récemment d’importants développements, notamment grâce à la transformation de l’agence Frontex en Corps européen de gardes-frontières et de gardes-côtes. Quelques dizaines de policiers et de gardes-frontières polonais ont ainsi été détachés auprès du siège de l’agence Frontex à Varsovie ou directement pour des missions de terrain.

Toutefois, dans cette question aussi, la position de la Pologne n’est pas dénuée d’ambiguïtés. En effet, depuis l’ouverture de l’agence à Varsovie en 2005, le gouvernement et Frontex ne sont jamais parvenus à un accord sur ses règles de fonctionnement (partage des coûts, immunité des fonctionnaires européens, écoles internationales).

Le problème devient d’autant plus urgent que l’élargissement des compétences de Frontex va conduire très prochainement à un triplement de ses effectifs. Selon des bruits de couloir, l’agence pourrait même déménager si les autorités polonaises ne proposent pas bientôt une offre acceptable.

… ou solidarité virtuelle ?

Indépendamment de l’apport réel de la Pologne dans les efforts de paix en Syrie, l’aide aux pays de transit ou le renforcement de la protection des frontières, aucune de ces actions ne traite les difficultés auxquelles sont confrontées l’Italie et la Grèce. Des centaines de milliers de personnes attendent dans ces pays que leur demande d’asile soit examinée, et bien que les flux de nouveaux arrivants aient fortement chuté au cours des derniers mois, ils continuent à engorger les systèmes administratifs. La solidarité flexible n’est qu’un mauvais alibi pour une solidarité virtuelle.

Dans ce contexte, il n’est pas surprenant que le Premier ministre italien Matteo Renzi veuille imposer des sanctions financières aux « pays d’Europe de l’est qui continuent de refuser l’accueil des migrants et le soutien aux pays qui sont en première ligne face aux flux de réfugiés ». Le président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker ne fait plus allusion aux sanctions mais affirme que le plan de relocalisation de 160 000 demandeurs d’asile est toujours d’actualité. La Pologne doit donc y prendre sa part, c’est-à-dire accueillir environ 6 000 personnes.

Puisque la Pologne a déjà reçu un million d’immigrants économiques – nous corrigeons les propos du Premier ministre et de Jarosław Kaczyński –, pourquoi ne peut-elle pas recevoir 6 000 réfugiés potentiels pour lesquels elle obtiendrait par ailleurs de l’argent de l’UE ?

On s’étonne qu’un pays qui a popularisé dans le monde – en plus de la démocratie et de la fourchette – le mot Solidarność en soit si avare vis-à-vis de personnes persécutés et de ses alliés de l’Union européenne.

On s’étonne qu’une nation qui accorde tant d’importance à l’histoire, aux traditions et aux valeurs, fasse preuve d’une mémoire aussi courte et sélective en ne respectant pas un droit d’asile dont elle a beaucoup bénéficié dans le passé.

On s’étonne enfin que les personnes qui défendent le « droit à la vie » sont souvent les mêmes qui font preuve d’indifférence, voire de cynisme à l’égard d’êtres humains dont la vie est très immédiatement menacée.

Plus de 400 000 Syriens sont déjà morts depuis le début de la guerre en 2011, et il se trouve encore des Polonais pour affirmer que leur venue est principalement motivée par des raisons économiques. Question de vocabulaire, sans doute.