La peur de l’immigration remet en cause l’acquis de Schengen

Revue de la presse française du 23 au 29 avril 2011

L’actualité de la semaine a été plus variée qu’à l’ordinaire, si bien qu’entre la poursuite des affrontements en Syrie, le mariage princier au Royaume-Uni, le triste anniversaire de l’accident de Tchernobyl et l’attentat meurtrier de Marrakech, la focalisation sur un seul sujet ne peut qu’imparfaitement traduire l’air du temps. Malgré cette limite, on retiendra comme thème essentiel des derniers jours l’immigration, traitée notamment à l’occasion du XXIXe sommet franco-italien.

À l’origine programmée plus tard dans l’année, la rencontre au sommet entre le président français Nicolas Sarkozy et le président du Conseil — c’est-à-dire le chef du gouvernement italien — Silvio Berlusconi a dû être avancée pour désamorcer une série de contentieux entre les deux États, en particulier autour de la gestion de l’immigration en provenance d’Afrique du Nord.

La chute du régime autoritaire de Zine el-Abidine Ben Ali en Tunisie et les difficultés économiques persistantes qui affectent le pays, liées pour partie à la baisse de la fréquentation touristique, ont poussé un certain nombre de Tunisiens à fuir en direction de la rive nord de la mer Méditerranée. La petite île de Lampedusa, sous souveraineté italienne et comparativement proche des côtes de la Tunisie, avait on s’en souvient attiré les feux des projecteurs il y a deux mois en raison de vagues importantes d’immigration.

Paris a brandi la menace de la suspension des accords de Schengen

Après avoir en vain tenté d’en appeler à la solidarité européenne, le gouvernement italien, peu enthousiaste à l’idée de conserver sur son territoire ces quelque vingt mille personnes supplémentaires, leur a finalement accordé un permis de séjour avec l’espoir que les titulaires s’en servent pour s’installer ailleurs dans l’espace Schengen, notamment en France où beaucoup ont de la famille ou des proches.

En réaction, les autorités politiques françaises, très sensibles à la question de la maîtrise des flux migratoires dans un contexte de forte percée du Front national, se sont engagées dans une escalade qui a commencé avec le blocage d’un train en provenance de la ville frontalière de Vintimille et qui a atteint son sommet avec la menace vendredi 22 avril de suspendre l’application des accords de Schengen. Ces instruments juridiques sont entre autres à la base de la libre circulation des personnes au sein de l’espace homonyme et ce, sans contrôle systématique aux frontières entre États participants.

Face au tollé provoqué par cette déclaration, l’exécutif a mis de l’eau dans son vin en parlant de « révision » de la convention pour y introduire un nouveau schéma de « gouvernance » et élargir le champ des circonstances qui justifient le rétablissement des contrôles frontaliers. D’après les commentateurs, l’idée était déjà en germe du côté de l’Allemagne et de la France mais l’urgence de la situation a remis l’initiative entre les mains du duo franco-italien, avec l’approbation tacite de Berlin mais aussi de La Haye, Helsinki et Vienne.

Une lettre franco-italienne et des propositions de la Commission dès mercredi

Il en est résulté une lettre conjointe des deux dirigeants et adressée au président du Conseil européen Herman van Rompuy ainsi qu’au président de la Commission européenne José Manuel Barroso. Il n’est plus question d’enterrer Schengen, au contraire « nous voulons que Schengen vive, donc il doit être réformé ». Les auteurs de la missive appellent l’Union à revoir sa stratégie à l’égard des pays de la rive sud du bassin méditerranéen et à accroître les moyens consacrées à Frontex, l’agence qui assiste les États membres en matière de surveillance des 50 000 kilomètres de frontières extérieures de l’UE. Celle-ci aurait « vocation à être le noyau d’un système européen de garde-frontières » sans que l’on parle toutefois de « corps de garde-frontières européen », dont la création reviendrait à confier aux autorités supranationales le contrôle d’une véritable force d’exécution.

À propos de l’espace Schengen, Silvio Berlusconi et Nicolas Sarkozy ont exprimé sans grande surprise le souhait d’« examiner la possibilité de rétablir temporairement le contrôle aux frontières intérieures en cas de difficultés exceptionnelles dans la gestion des frontières extérieures communes, dans des conditions à définir ». Dans l’état actuel de la convention, seule « une menace grave pour la sécurité publique ou la sécurité intérieure » permet de recourir à une telle extrémité, point qui avait fait dire à la Commission européenne qu’il n’y avait pas lieu d’y procéder puisque l’afflux des immigrés tunisiens ne représentait pas une menace de cet ordre.

Pour répondre aux demandes des États membres, la Commission devrait mettre sur la table des propositions dès ce mercredi 4 mai. Elles feront alors l’objet de discussions préliminaires avant le Conseil européen de juin, qui devrait arrêter une position sur cette question. La révision effective de la Convention pourrait cependant être compliquée par la complexité du mécanisme qui ne couvre pour le moment que vingt-deux États membres de l’UE sur vingt-sept mais qui intègre trois États non membres : l’Islande, la Norvège et la Suisse.

Ce débat sur les contrôles aux frontières et l’espace Schengen prend en France une dimension spécifique qui l’insère dans une interrogation plus large sur le rapport ambigu qu’entretiennent les Français vis-à-vis de la mondialisation. Qu’il s’agisse de l’accroissement des échanges économiques, financiers ou de la question des flux migratoires, de nombreux analystes mettent en exergue l’hostilité relativement forte d’une partie de la population à l’égard d’un phénomène qu’elle perçoit comme une menace.

Une polémique révélatrice de la défiance des Français contre la mondialisation

Le Monde du 25 avril y consacre un intéressant dossier qui tente de discerner le fantasme de la réalité des faits en la matière mais aussi d’étudier l’instrumentalisation politique d’une telle peur par des partis comme le Front national. Il apparaît que l’« Europe passoire » dénoncée par Marine Le Pen est largement une fiction démentie par les chiffres de l’immigration, beaucoup plus bas que ce que la France a pu connaître dans les années 1960 par exemple. L’« Europe forteresse » à laquelle rêvent certaines personnalités politiques, y compris de partis « républicains », pêche cependant tout autant par manque de réalité : les liens d’interdépendance entre l’UE et le reste du monde sont difficilement réversibles et le vieillissement démographique devrait plutôt encourager les Européens à ouvrir leurs portes, quoiqu’avec des conditions.

Un entretien retranscrit dans le Monde du 26 avril avec Dominique Paillé, président de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII) depuis janvier 2011 et de sensibilité radicale-centriste, vient d’ailleurs rappeler une vérité que l’on a tendance à vite oublier. Il explique en effet que « la difficulté d’intégration [vient] des enfants d’immigrés qui sont français et qui ne disposent pas des mêmes possibilités d’accès que nos concitoyens au marché du travail » et que « le problème, ce n’est pas l’immigration, mais la concentration » dans les ghettos.

Si l’Union européenne doit faire son travail et répondre aux préoccupations de ses États membres en ce qui concerne la gestion de frontières devenues communes de facto, il convient que ces mêmes États se lancent dans une réflexion sérieuse sur le modèle d’intégration qu’ils comptent mettre en place dans les prochaines décennies pour, d’une part, accueillir une immigration nécessaire à la soutenabilité de nos systèmes de protection sociale et, d’autre part, offrir de véritables opportunités à des nationaux qui ne sont pas aujourd’hui tout à fait aussi égaux que les autres. Les responsables politiques européens ont été prompts à rejeter le multiculturalisme, il leur revient maintenant de proposer une alternative.