Où en sommes-nous de l’Union de l’énergie ?

Article publié dans le numéro 8 du Courrier de Pologne (mars-avril 2015).

Avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier puis Euratom, l’énergie a été inscrite au fondement du processus d’intégration européenne. Pourtant, l’UE ne s’est jamais dotée d’une véritable politique énergétique commune recouvrant toutes les dimensions de cette question complexe. L’initiative polonaise pour une Union de l’énergie et la réponse de la Commission européenne vont-elles enfin combler cette lacune ?

En février dernier, la Commission européenne a dévoilé ses premières propositions en vue de bâtir une Union de l’énergie. Cette idée, qui avait été remise sur le devant de la scène en avril 2014 par Donald Tusk, alors Premier ministre polonais, dans une contribution au Financial Times, est effet devenue l’une des priorités de l’équipe de Jean-Claude Juncker, au point d’avoir son commissaire attitré, le Slovaque Maroš Šefčovič, élevé au rang de vice-président de la Commission. Alors que le nouveau collège n’a pris ses fonctions qu’en novembre, la relative rapidité dont il a fait preuve pour développer l’initiative de la Pologne semble montrer un réel engagement.

La volonté de renforcer l’Europe de l’énergie n’est pourtant pas en soi inédite. En 2010, l’ancien président de la Commission européenne Jacques Delors et Jerzy Buzek, à l’époque président du Parlement européen, avaient ainsi publié une déclaration commune appelant à créer une « Communauté européenne de l’énergie » (à ne pas confondre avec la Communauté de l’énergie, organisation internationale visant à exporter la législation de l’UE en matière énergétique dans son voisinage). Le président de la République François Hollande avait repris l’expression en mai 2013 dans une conférence de presse tout en limitant sa portée aux énergies renouvelables et à la transition énergétique.

Bien que ni l’une, ni l’autre de ces propositions ne produisirent les effets escomptés, la politique européenne de l’énergie a néanmoins enregistré des progrès ces dernières années, en particulier sous l’impulsion de la présidence polonaise du Conseil de l’UE au second semestre de l’année 2011. Par exemple, un Mécanisme pour l’interconnexion en Europe a été mis sur pied afin de financer la construction d’infrastructures qui relieront entre eux les réseaux énergétiques des États membres tandis que la dimension extérieure de la politique de l’énergie, notamment la question sensible de la sécurité des approvisionnements, fait l’objet d’une attention croissante. Rappelons qu’aujourd’hui, le taux de dépendance énergétique de l’UE-28 dépasse les 50%, c’est-à-dire que plus de la moitié des besoins en énergie de l’Union dans son ensemble sont couverts par des importations en provenance de pays tiers.

Peur d’être privé d’énergie pour raison politique

La vulnérabilité à une instrumentalisation politique du commerce de l’énergie, tout particulièrement pour le gaz, avait été mise en lumière dans les années 2000, suite aux conflits gaziers entre la Russie et l’Ukraine. La réaction brutale du Kremlin vis-à-vis de l’alternance politique à Kiev (annexion de la Crimée, soutien aux mouvements séparatistes dans le Donbass), qui exprime dans le même temps son rejet de l’architecture de sécurité européenne établie après la guerre froide, a encore davantage renforcé la crainte de certains États membres de l’UE d’être soudainement privés d’énergie pour des motifs politiques.

Dans sa tribune, Donald Tusk ne cache d’ailleurs pas que l’Union de l’énergie a pour but principal de mettre fin à la pression indue que la Russie exercerait sur l’UE en maniant le bâton – menace de « couper le chauffage » – ou la carotte avec des prix discriminants en fonction des pays clients. Si les différences tarifaires peuvent a priori être justifiées par des considérations purement commerciales, leur ampleur ainsi que la forte proximité entre Gazprom et l’État russe font planer le soupçon d’une discrimination politique destinée à diviser l’Union et à « récompenser » les capitales bienveillantes à l’égard du Kremlin.

Pour faire obstacle à ces pratiques, une Union de l’énergie devrait selon Donald Tusk comprendre les six éléments suivants : * la négociation en commun des contrats gaziers pour l’Union avec la participation de la Commission européenne pour empêcher l’introduction de clauses discriminantes ; * des mécanismes de solidarité entre États membres en cas de suspension des livraisons d’énergie ; * un soutien accru à la construction d’infrastructures, en particulier d’interconnecteurs et de sites de stockage de gaz ; * une utilisation plus grande des ressources disponibles en Europe, dont le charbon et le gaz de schiste ; * la diversification des fournisseurs d’énergie, en particulier de gaz, grâce aux nouvelles possibilités ouvertes par le transport de gaz naturel liquéfié (GNL) ; * une coopération plus étroite avec la Communauté de l’énergie pour l’intégrer à la stratégie européenne de sécurité énergétique.

Un groupement européen d’achat de gaz ?

Le premier point a été celui qui a le plus retenu l’attention car contrairement aux autres qui s’inscrivent dans la continué des actions déjà poursuivies jusqu’alors, la possibilité de mettre en face de Gazprom un acheteur unique pour l’ensemble des Vingt-Huit ou, à tout le moins, une partie de l’Union, constituerait une innovation de rupture. Le principe en lui-même n’est pas révolutionnaire – l’achat groupé d’énergie est pratiqué par certains particuliers, entreprises ou collectivités locales – mais n’a pas pour le moment été appliqué au niveau européen où dominent les accords intergouvernementaux bilatéraux et les contrats commerciaux avec des entreprises comme GDF Suez, E.ON ou ENI.

Quoique la proposition polonaise d’Union de l’énergie ait généralement reçu un accueil favorable de la part des autres États membres, cette composante bénéficie d’un soutien plus limité. Les pays qui jouissent actuellement des prix les plus bas comme l’Allemagne n’ont pas en effet le même intérêt à rejoindre un groupement d’achat que la Pologne ou les républiques baltes. Dans sa communication, la Commission se contente de déclarer à ce sujet qu’elle « évaluera les possibilités de mécanismes volontaires d’agrégation de la demande dans la perspective de commandes collectives de gaz au cours d’une crise et lorsque les États membres sont dépendants d’un fournisseur unique », sous réserve de leur compatibilité avec le droit européen et international en matière de concurrence.

Ce n’est pas la seule différence entre la vision polonaise d’Union de l’énergie et celle de la Commission. Alors que la tribune de Donald Tusk met essentiellement l’accent sur la sécurité des approvisionnements, l’approche européenne va bien au-delà pour couvrir des aspects comme l’efficacité énergétique, qui devrait être considérée comme « comme une source d’énergie à part entière » ; la lutte contre le réchauffement climatique ainsi que la recherche, l’innovation et la compétitivité.

L’Union de l’énergie au-delà de la sécurité des approvisionnements

La Commission, à qui l’on a longtemps reproché d’aborder « en silo » la politique énergétique avec la domination successive des objectifs de libéralisation du secteur en Europe puis de diminution des émissions de gaz à effet de serre (GES), fait cette fois preuve d’une plus grande transversalité. La présence d’un commissaire spécial « Union de l’énergie » hiérarchiquement placé au-dessus de son collègue en charge du portefeuille « action pour le climat et énergie » n’est sans doute pas étrangère à cette évolution.

Le rappel des objectifs climatiques de l’UE, à quelques mois de la conférence de Paris qui accouchera peut-être d’un accord global et contraignant sur la réduction des émissions de GES, contredit-il la volonté polonaise d’exploiter les sources d’énergie disponibles sur son territoire et souvent plus polluantes (charbon, gaz de schiste) ? Tout en reconnaissant que « l’énergie autochtone [qu’elle soit d’origine fossile ou renouvelable] contribue également à réduire la dépendance de l’Europe vis-à-vis des importations », la Commission ne cache pas sa préférence pour les énergies renouvelables dont l’Union a vocation à devenir « le leader mondial ». La Commission rappelle à ce propos que l’UE s’est engagée à porter la part des renouvelables dans sa consommation d’énergie à 20% d’ici à 2020 et à 27% en 2030. Néanmoins, les technologies de capture et de stockage de carbone (CCS), sur lesquelles compte la Pologne pour continuer à produire de l’électricité à partir de la combustion de charbon sans enfreindre ses engagements de diminution d’émissions de GES, devraient recevoir des aides supplémentaires.

La communication de la Commission sur l’Union de l’énergie a fait l’objet en mars d’un premier examen par le Conseil européen dont le président n’est autre que… Donald Tusk, qui y siégeait encore l’année dernière en tant que chef du gouvernement polonais. Il a pu se réjouir de voir toutes ses propositions reprises et endossées par ses anciens collègues, à l’exception du groupement européen d’achat de gaz toujours accompagné d’un point d’interrogation. Certes, comme le montrent les précédents plans de Communauté européenne de l’énergie, nombre de ces idées flottaient dans l’air depuis des années. Toutefois, en politique, le succès ne revient que rarement au premier qui insuffle une initiative mais à celui qui sait sentir le vent pour prendre la parole au moment adéquat.

La crise ukrainienne a ouvert une fenêtre d’opportunité qui devrait permettre à l’UE non seulement de combler ses faiblesses en termes de sécurité des approvisionnements, mais plus largement de refonder une politique énergétique au bilan médiocre (échec de la conférence de Copenhague, forte augmentation des prix de détail de l’énergie, climat défavorable aux investissements en raison de la chute des tarifs de gros et du prix de la tonne de CO2) et devenue inadaptée à la tendance mondiale de baisse des cours du pétrole, du gaz et du charbon. La Pologne a eu le mérite de faire inscrire l’Union de l’énergie à l’agenda politique, elle doit maintenant veiller à la maintenir en bonne place pour obtenir des résultats. Dans sa nouvelle fonction de président du Conseil européen, Donald Tusk s’y emploiera très certainement.