Nicolas Sarkozy est-il marxiste ?

Venu dialoguer avec des étudiants de l’Université de Strasbourg mardi 8 novembre, le président Nicolas Sarkozy s’en est une nouvelle fois pris aux 35 heures, non seulement sous l’angle économique mais aussi moral. Selon le chef de l’État, l’erreur a consisté à voir dans le travail une source d’« aliénation » alors qu’il s’agit d’une « libération ». Des propos étonnants de la part d’une personnalité que l’on n’associerait pas spontanément à la pensée marxiste. Et pourtant…

« 35 heures d’un travail que vous n’aimez pas, c’est épouvantable. 42 heures d’un travail qui vous passionne, c’est épanouissant. » C’est par cette comparaison que le président Nicolas Sarkozy a exprimé sa vision de ce que devrait être le travail en France et, en conséquence, des missions qui incombent au pouvoir politique en la matière. La première doit au travers du système éducatif transmettre au plus grand nombre les capacités d’exercer la profession qui lui plaît tandis qu’une seconde doit se concentrer sur l’amélioration de la « qualité » du travail, entendue ici comme les conditions du travail mais aussi, on le suppose, l’accès à la formation continue et aux dispositifs de reconversion ou encore les aides visant à concilier vie familiale et vie professionnelle. Il s’agit en d’autres termes de remiser au placard la vieille idée déjà présente dans le christianisme selon laquelle le travail serait une malédiction pour l’homme pour lui substituer une conception plus positive, où le travail serait un instrument de réalisation de soi et d’« émancipation ».

Dans le même temps, l’INSEE a publié une étude sur « les moments agréables de la vie quotidienne » suivant une méthodologie récente directement inspirée des travaux de la commission Fitoussi-Sen-Stiglitz à propos de « la mesure des performances économiques et du progrès social ». Il apparaît dans l’enquête que « les activités jugées les plus désagréables sont celles reliées au travail ou aux études » et ce, indépendamment de la « position hiérarchique » des personnes interrogées ou du « statut de leur employeur (public/privé) ». De même, les télétravailleurs ne trouvent pas plus de plaisir dans leur activité professionnelle que leurs « collègues de bureau ». La seule catégorie qui se démarque est celle des indépendants, qui « apprécient plus les moments liés à leur activité professionnelle que les salariés ». Pour autant, ajoute l’INSEE, on peut se considérer heureux, voire très heureux dans la vie en général sans que les études ou le travail, qui occupent pourtant une part essentielle du quotidien, ne soient qualifiés d’agréable.

Qu’est-il possible de déduire de ces observations ? L’absence de différence de résultat entre salariés des secteurs public et privé ou entre les supérieurs hiérarchiques et leurs subordonnés, conjuguée à l’exception des professions indépendantes, démontre que c’est l’existence ou non d’une contrainte qui est le principal déterminant du plaisir que l’on trouve dans le travail, bien plus que ses conditions « objectives ». La conclusion ne contient certes rien de très original car l’on sait bien que le devoir a tendance à tuer le plaisir, y compris lorsque l’on s’adonne à des activités qui a priori sont agréables. Cependant, si l’on rechigne parfois à se mettre à la tâche, c’est seulement dans les cas les plus extrêmes qu’on se refuse totalement à l’exécuter. Le salarié est en effet tenu par la rémunération, mais aussi par une certaine fierté sociale de bien accomplir son travail et d’être utile à la communauté.

En un sens, voir dans le travail un instrument de libération ne vaut que si ce travail permet à la personne d’acquérir les moyens de son autonomie dans d’autres domaines de la vie, par exemple de subvenir aux besoins de sa famille ou de s’adonner à des loisirs. Au contraire, si la libération est censée s’attaquer au caractère contraignant du travail, le propos est irréaliste à double titre. Sur le plan économique tout d’abord, il est difficile d’imaginer pouvoir coordonner une organisation sans un minimum de règles qui par définition encadrent l’activité du salarié pour la mettre au service de l’entreprise. D’autre part, sur le plan politique, est-il raisonnable de promettre le bonheur au travail quand celui-ci dépend d’innombrables circonstances — la sympathie de vos collègues, l’ensoleillement de votre bureau, l’intérêt variable des missions… — ?

Ni libération, ni aliénation, il faudrait plutôt voir dans une travail une obligation sociale pour les personnes aptes et qui font partie intégrante de la société. De fait, il n’est pas contesté que le travail est source de richesses pour la collectivité et qu’il y confère un certain statut, sans parler des éventuelles satisfactions personnelles. Cependant, on ne saurait nier que certaines professions sont plus à même d’en procurer que d’autres, et prétendre alors libérer chaque citoyen par un travail qui lui convient relève de la démagogie. L’essentiel est avant tout de s’assurer qu’ils puissent acquérir grâce à leurs efforts les moyens de mener une existence digne, dans la sphère professionnelle comme dans la sphère privée — une garantie de moins en moins effective aujourd’hui en raison d’une précarisation mal accompagnée des trajectoires d’emploi et de la multiplication des travailleurs pauvres.

Donner au travail une signification plus large, c’est déjà commencer à définir au niveau de l’État le contenu de ce que doit être le bonheur des citoyens. C’est ici que la pensée marxiste intervient, car l’un des objectifs du communisme consiste précisément à abolir la frontière entre travail (activités productives) et loisir (activités non productives du point de vue matériel). La contrainte, qui résultait de l’accaparement de la « plus-value » par la « bourgeoisie », deviendrait inutile dans un monde où tout le monde travaille pour tout le monde et chacun tire donc pleinement les fruits de son labeur. Or, les expériences d’autogestion prouvent que l’extinction du clivage entre « capitalistes » et « prolétaires » ne permet pas de faire fonctionner une quelconque organisation sans un minimum de règles et une autorité capable de les faire respecter. Le travail sera donc probablement toujours vécu comme une obligation plus ou moins pénible, mais l’Homme pourrait-il encore prétendre à la grandeur s’il ne devait être conduit que par la recherche du plaisir et la fuite de la douleur ?