La Nef des fous : comment la stupidité et la corruption ont eu la peau du Tigre celtique

C’est le titre qu’a choisi un chroniqueur très respecté de l’Irish Times, Fintan O’Toole, pour son enquête sur les racines de la crise en Irlande (Ship of Fools: How Stupidity and Corruption Sank the Celtic Tiger, Londres, Faber & Faber, 2010, non traduit en français). Une crise non qualifiée puisque précisément, selon le journaliste, elle comporte en plus des aspects économiques et financiers une forte dimension « morale ».

La force de cet essai est en effet sa vision d’ensemble, qui ajoute aux descriptions des ressorts de la crise économique proprement dite un terrible réquisitoire contre la passivité complice des autorités de régulation et la perméabilité entre personnel politique et monde des affaires. Toutefois, on aurait tort de croire qu’il s’agit d’une attaque classique contre des « élites » irresponsables, incompétentes voire corrompues qui auraient mené le « bon petit peuple » au fond du ravin. Si Fintan O’Toole ne laisse guère planer de doute sur ses convictions politiques et économiques, il n’a dans le même temps rien du populiste qui joue les « sans nom » contre les « gros ».

Le journaliste s’attache en réalité à montrer que les dérives des dirigeants du pays, comme celles des hommes d’affaires, étaient bien connues de tous mais qu’aucun de ces groupes n’avait été sanctionné par leurs organes de contrôle respectifs, c’est-à-dire les électeurs et les autorités de régulation. Plus que jamais, l’argent pouvait avoir l’odeur la plus suspecte, pourvu qu’il eût été vert. Verts comme les milliards de dollars investis en Irlande par les géants américains de l’informatique, mais aussi comme les pavillons qui flottaient un temps sur des édifices britanniques de prestige à l’image de l’hôtel Claridge’s.

Les Irlandais, longtemps confinés au sous-développement et à l’émigration, prenaient il est vrai une revanche historique tant sur leur ancienne puissance coloniale que sur leurs cousins outre-Atlantique. Les nouvelles fortunes irlandaises avaient donc une fierté et un plaisir tout particuliers à faire des acquisitions à Londres ou ailleurs au Royaume-Uni, même lorsqu’elles étaient dénuées de bon sens économique. Le reste de la population observait ce phénomène avec admiration et bien que l’élévation de son niveau de vie reposait sur du sable, il se flattait de voir son île érigée au rang de modèle de développement pour d’autres pays. Ce succès était au demeurant tangible puisqu’il s’accompagnait d’importants afflux de capitaux et de travailleurs attirés par un régime fiscal favorable et une croissance économique rapide.

Toutefois, la richesse ainsi créée n’a pas servi à financer des investissements durables dans l’éducation ou les transports mais n’a fait qu’alimenter une bulle immobilière dont il ne reste désormais que des maisons vides et des monceaux de dettes. Fintan O’Toole y voit le symptôme du décalage entre, d’une part, une économie précipitée dans le monde post-industriel et globalisé et, de l’autre, un schéma de pensée pré-industriel qui survalorise la terre et la pierre au détriment d’autres actifs comme l’industrie ou la connaissance.

Cet état d’esprit serait, selon l’auteur, toujours dominant malgré le cinglant démenti apporté par la crise et c’est la raison pour laquelle le gouvernement a décidé de voler au secours de ses banques en créant la NAMA (National Asset Management Agency - Agence nationale de gestion des actifs). Cette structure de défaisance, ou bad bank, a repris une large part des actifs des banques irlandaises devenus illiquides après l’effondrement du marché immobilier. En d’autres termes, les créances douteuses délivrées par les banques sont maintenant entre les mains de l’État qui espère un rebond des prix pour récupérer sa mise.

Fintan O’Toole, lui, ne croit pas en un pareil scénario en raison des surcapacités du parc d’habitations et d’hôtels et de leur faible valeur intrinsèque. Beaucoup de maisons ont par exemple été bâties dans des zones mal desservies en services publics, situation qui n’est pas près d’évoluer dans un contexte de coupes budgétaires sévères. Selon l’auteur, seule l’apparition d’une nouvelle bulle immobilière pourrait permettre à la NAMA de recouvrer ses créances, sans quoi l’addition sera en définitive réglée par le contribuable.

Le journaliste ajoute qu’en dépit des montants colossaux mobilisés sur garanties publiques pour sauver le secteur bancaire, les crédits accordés à l’économie « réelle » restent très limités. De fait, dès avant la crise, les établissements repêchés par la NAMA ne fléchaient qu’une petite partie de leurs prêts aux entreprises et aux ménages. L’essentiel allait aux promoteurs immobiliers désireux de faire sortir de terre des projets pharaoniques sans s’interroger trop longtemps sur les acquéreurs potentiels.

Même s’il apporte des propositions - décentralisation de l’administration et réforme du système parlementaire pour rendre les députés moins dépendants de leur clientèle locale, encouragement du pluripartisme, expression d’un nouveau projet de société dans lequel l’État et la régulation se verraient attribuer un rôle plus conséquent -, Fintan O’Toole est plutôt sceptique sur la capacité et le désir de changement des Irlandais et de la classe politique. Il en veut pour preuve l’absence en Irlande de mouvement fort de contestation, à la différence de la Grèce ou de l’Islande notamment, et redoute qu’une fois encore, les Irlandais ne finissent par voter avec leurs pieds. La fuite des plus talentueux aurait alors pour double conséquence de priver l’Irlande de ses forces de redressement économique et de transformation politique et sociale, la condamnant à des décennies de stagnation. Une leçon à méditer ailleurs en Europe, et un ouvrage qui mériterait d’être pour cela traduit.

Une autre critique en français publiée dans la revue Books : http://www.books.fr/economie/la-chute-de-la-maison-irlande/