Quelle contribution de la Pologne à l’avenir de l’Union européenne ?

Article écrit en septembre 2016 pour le Courrier de Pologne.

La Slovaquie, qui exerce ce semestre la présidence du Conseil de l’Union européenne, sera demain l’hôte d’une réunion informelle des vingt-sept chefs d’État et de gouvernement – sans représentation du Royaume-Uni – sur le thème de l’avenir de l’UE.

La rencontre aura été précédée de nombreux entretiens en format réduit, par exemple entre les dirigeants français, allemand et italien sur l’île de Ventotene. En ce lieu symbolique se dresse la prison où le régime fasciste avait envoyé Altiero Spinelli, Ernesto Rossi et Ursula Hirschmann, trois intellectuels de gauche auteurs en 1941 du célèbre « Manifeste pour une Europe libre et unie ». Le texte est devenu après la guerre l’une des principales sources d’inspiration du programme des fédéralistes européens.

La Pologne, de son côté, élabore sa position avec les Tchèques, les Slovaques et les Hongrois dans le cadre du groupe de Visegrad, dont la présidence lui incombe jusqu’en juillet 2017. Si Varsovie a accueilli à la fin du mois d’août la chancelière Angela Merkel et cette semaine le président du Conseil européen Donald Tusk, les autorités polonaises ne semblent cependant pas avoir jugé néecssaire de faire le déplacement vers d’autres capitales pour sonder leurs intentions.

Un nouveau clivage Est-Ouest ?

Cela signifie-t-il qu’une confrontation se prépare avant la réunion de Bratislava entre deux visions de l’Union européenne : l’une, « occidentale » et fédéraliste et l’autre, « orientale », avec comme toujours l’Allemagne au centre pour faire la médiation ? Quel est le contenu exact du projet « alternatif » pour l’UE promu par la Pologne et le reste du groupe de Visegrad ? A-t-il quelque chance d’influer le cours de l’évolution de l’ensemble de l’UE ou conduira-t-il à la mise à écart de ses partisans ?

Les media français ont tendance à ranger tous les pays de la région dans un même sac, preuve que l’objectif de plus grande cohérence du groupe de Visegrad a peut-être été atteint. Notamment depuis le début de la « crise des migrants » et de l’arrivée au pouvoir du PiS en Pologne, cet ensemble est qualifié d’eurosceptique, voire d’europhobe. Dans le cas polonais, ces adjectifs sont-ils justifiés ?

En premier lieu, il convient d’admettre que la PiS doit en partie cette réputation non à son programme pour l’Union, mais à sa communication maladroite. Les extravagances de la députée Krystyna Pawłowicz, les résolutions de la Diète appelant à la « défense de la souveraineté » contre les attaques présumées de l’UE ou encore les déclarations sur « l’idée ratée de la création de l’euro » donnent l’impression qu’il règne en Pologne un climat d’hypersensibilité irrationnelle ou de paranoïa faisant de Varsovie un interlocuteur peu sérieux.

Toutefois, si l’on observe les positions de membres du PiS politiquement plus matures, en particulier le président du parti Jarosław Kaczyński, le tableau est très différent. Non seulement la direction du PiS ne veut pas du tout faire sortir la Pologne de l’Union européenne, mais il y a même des thèmes où il soutient une intégration renforcée, par exemple en vue de créer une armée européenne ou d’accroître le pouvoir de négociation de l’UE vis-à-vis de Gazprom dans les questions de prix de l’énergie.

Le PiS favorable à la création d’une armée européenne

Il est plus difficile pour le PiS d’admettre des mécanismes décisionnels accordant un rôle important aux institutions supranationales que sont le Parlement et la Commission européenne. Conformément à la conviction que la Nation constitue la forme la plus élevée de collectif et que sa souveraineté ne peut pas être restreinte par le droit – point très visible dans le conflit autour du Tribunal constitutionel –, les idéologues du PiS pensent que les États membres devraient avoir plus de contrôle sur les affaires de l’UE.

Concrètement, cela signifie que les gouvernements devraient avoir le droit de veto dans un plus grand nombre de domaines. En outre, le Parlement européen devrait se composer de représentants des chambres nationales, et non de « représentants des citoyens de l’Union ». Cette formule, inscrite dans la version actuelle des traités, suggère en effet que les eurodéputés représentent directement un certain corps politique européen qui court-circuiterait les nations. Or, selon le PiS, il n’existe ni nation européenne, ni union de nations ou de citoyens qui serait légitime à prendre des décisions contre la volonté de l’une de ces Nations.

Il est intéressant de noter que c’est une vision de l’intégration européenne plus proche de la pensée française que britannique. Alors que les Anglais, au moins depuis Churchill, avaient soutenu le projet d’intégration sur le continent sans vouloir y prendre part pleinement, les Français et les Polonais tendent à poser un signe d’égalité entre l’appartenance à l’Europe et à l’UE. Cela apparaît dans la langue française, où l’on dit souvent « Europe » pour parler de l’Union, et chez les Polonais dans la volonté d’élargir l’Union à ses frontières géographiques et culturelles supposées, Ukraine incluse.

Parenté des idées polonaises et françaises sur l’UE

Par ailleurs, la France du général de Gaulle et ses héritiers politiques plus ou moins légitimes sont aussi méfiants à l’égard des institutions supranationales et ont cherché à plusieurs reprises à les soumettre à des organes intergouvernementaux. C’était l’objectif du plan Fouchet, rejeté au début des années 1960, puis de la création dans la décennie suivante du Conseil européen aujourd’hui pleinement institutionnalisé.

L’analyse des arguments soulevés à l’époque par les opposants au plan Fouchet – notamment les gouvernements belge et néerlandais – permet de comprendre pourquoi cette conception serait contraire aux intérêts polonais. Confier un droit de veto à chaque État ne jouerait pas en effet seulement à l’avantage des États petits et moyens, mais aussi des gros.

Les Belges et les Néerlandais voyaient parfaitement que sans juge fort et impartial, ils auraient du mal à imposer leurs vues dans des négociations directes avec l’Allemagne et la France. Dans cette configuration, ils pourraient au mieux bloquer la prise de décision, bien qu’il fût dans leur intérêt d’avoir le plus large accès possible aux marchés de leurs grands voisins.

Si la Pologne est plus grande que la Belgique ou les Pays-Bas, il ne demeure pas moins vrai qu’elle se trouve pour certains dossiers dans une position comparable. Si l’on considère l’exemple du projet de construction du gazoduc Nord Stream 2 auquel s’oppose notamment le groupe de Visegrad, le PiS lui-même admet que les institutions européennes sont un allié objectif de la Pologne dans le débat, et leur intervention est rendue possible uniquement parce que la politique énergétique relève partiellement des compétences de l’UE. Sans cela, la Pologne ne disposerait d’aucun instrument pour arrêter le projet.

Le dilemme d’un pays « moyen »

Toutefois, l’extension des compétences de l’UE aux questions énergétiques a aussi intégré la politique climatique. C’est là que l’on peut percevoir un dilemme. Pour pouvoir défendre ses intérêts nationaux en ayant recours aux institutions de l’UE, il faut accepter le fait qu’elles prennent parfois des initiatives qui ne vont pas tout à fait dans le sens d’autres intérêts propres. C’est par exemple le cas de la récente proposition de la Commission européenne qui vise à reconnaître aux travailleurs détachés pour une période supérieure à deux ans les mêmes avantages sociaux que leurs collègues directement employés par l’entreprise utilisatrice.

Bien que cette réforme aurait un impact négatif sur la compétitivité des travailleurs détachés polonais, tant que les négociations se déroulent dans les enceintes communautaires, la Pologne et les autres opposants conservent une chance d’exprimer leurs réserves et d’adoucir certaines conséquences néfastes. En revanche, le déplacement du débat dans un cadre strictement intergouvernemental pourrait simplement conduire les États mécontents de l’état actuel de la directive sur les travailleurs détachés à suspendre de manière unilatérale son application.

C’est ce qu’a annoncé il y a quelques semaines Arnaud Montebourg tandis qu’à droite, les propositions européennes de Nicolas Sarkozy, somme toute très proches de celles du PiS (réforme des traités et renforcement du pouvoir des États), reviendraient si elles devenaient réalité à confier la direction de l’UE au couple franco-allemand. On se rappelle le pacte budgétaire auquel la Pologne n’a pas eu d’autre choix que de se rallier ou de se marginaliser.

Les meilleurs atouts de la Pologne dans l’UE : le droit et les institutions

Les ressemblances entre la vision européenne du PiS et la pensée politique gaullienne peuvent découler d’une même conviction forte sur la grandeur de la nation. On entend par exemple ces accents lorsque le Premier ministre Beata Szydło affirme que « l’Union européenne a besoin de la Pologne ». Avant même que ce pays ne rejoigne l’Union, les négociateurs de l’UE avaient déjà souvent l’impression que c’était l’Union qui cherchait à attirer la Pologne, et non l’inverse.

Si la contribution de la Pologne à l’Union européenne et plus largement, aux efforts historiques d’unification de l’Europe, est sans aucun doute significative et positive, il serait hasardeux de croire qu’elle est à tel point importante qu’elle confie à Varsovie une place de droit parmi les « Grands ». Si les propositions du PiS pour l’avenir de l’UE devaient effectivement être adoptées, elles pourraient de façon paradoxale affaiblir la Pologne dans l’Union car le droit de veto a davantage de chances de l’exclure du centre du jeu que de changer la position de la « vieille Europe ».

C’est pourquoi les meilleurs défenseurs des intérêts polonais dans l’UE sont un droit fort élaboré puis appliqué par de puissantes institutions communes : le Parlement, la Commission et la Cour de justice. Si la Pologne ou d’autres « nouveaux » États membres ont la sensation de n’y être pas suffisamment représentés, ils devraient avant tout y envoyer leurs meilleurs spécialistes. Un fonctionnaire européen, un eurodéputé ou un commissaire, bien qu’indépendant d’éventuelles instructions de son État d’origine, n’en demeure pas moins portugais, finlandais ou polonais soucieux à ce titre des intérêts de son pays.