Cinq propositions pour faire entrer l’Union européenne dans le XXIe siècle

En 1950, sur les ruines fumantes d’une Europe ravagée par deux guerres mondiales, Robert Schuman proposait, au nom du gouvernement français, de « placer l’ensemble de la production franco-allemande de charbon et d’acier sous une Haute Autorité commune, dans une organisation ouverte à la participation des autres pays d’Europe ».

Dans l’esprit du ministre comme dans celui de son collaborateur Jean Monnet, cette « réalisation concrète » devait non seulement rendre la guerre « matériellement impossible », mais la « solidarité de fait » qui en résulterait conduirait à une « communauté économique » puis à une fédération politique « indispensable à la préservation de la paix ».

Cette paix, construite par l’interdépendance et la prospérité, dure encore aujourd’hui et ne semble pas menacée entre les États participants. Mieux, à mesure que l’Union européenne s’élargit à de nouveaux membres, elle les attache par de multiples liens personnels, juridiques et économiques qui peuvent même survivre au retrait des institutions politiques.

C’est ce que l’on observe avec le Royaume-Uni, dont le cas rappelle la singularité de l’Union en comparaison d’autres projets d’intégration : elle n’est pas cimentée par une domination mais par la volonté des peuples, nécessairement changeante, d’y participer. Pour ne pas s’éteindre, l’Union doit donc remporter ce « plébiscite de tous les jours » dont parlait Ernest Renan à propos des nations et ne peut justifier son existence par ses seules réussites passées. Elle doit en permanence se réinventer, proposer à ses citoyens actuels ou potentiels un horizon désirable.

C’est pourquoi la liste des compétences et programmes de l’Union n’a cessé de s’allonger, au point que l’on peine aujourd’hui à identifier un domaine hermétique à son action – pour peu que l’Union veuille bien s’en saisir. Paradoxalement, plus son champ d’action s’est étendu, plus les critiques à son encontre se sont amplifiées, moins pour dénoncer des « ingérences » que pour déplorer son impuissance. L’Union serait devenue trop grande, trop bureaucratique, trop diverse pour « produire de la décision ».

Même les souverainistes et les « intégrationnistes » s’accordent à dire que l’excessive rigidité des traités et des institutions de l’Union l’empêche de répondre aux demandes politiques exprimées par les citoyens au travers des élections européennes et de leurs représentants nationaux et locaux.

Sans avoir la prétention de décider en leur nom d’aller vers plus ou moins d’intégration politique et dans quels termes, nous estimons nécessaire d’assouplir le cadre de l’Union pour que ce choix, quel qu’il soit, puisse se traduire en actions et effets sur le réel.

Contrairement à l’Europe des années 1950, celle de 2020 n’est ni un champ de ruines, ni une table rase. La paix, l’interdépendance matérielle et un certain degré d’intégration politique ne sont plus des objectifs à atteindre, mais une réalité quotidienne. Des décennies de coopération entre États et de fonctionnement des institutions communes ont produit un dense maillage de liens et de normes qui touchent à peu près tous les domaines de la vie. Pourvu qu’on lui en donne la latitude et les moyens, cet appareillage a le potentiel de fournir des réponses aux grands défis de notre siècle comme le changement climatique, la rivalité de la Chine et des États-Unis et les conséquences du progrès technique sur les inégalités, la sécurité, et la dignité humaine.

Plutôt qu’un grand soir, une révolution ou une initiative politique de l’ampleur de la déclaration de Robert Schuman, nous préférons tenter d’améliorer l’existant en portant à discussion, à l’occasion de la Conférence sur l’avenir de l’Europe et de la possible réouverture du chantier des traités, les propositions suivantes :

  • la « déconstitutionnalisation » des politiques publiques européennes, c’est-à-dire la sortie des traités de règles relatives par exemple à la politique monétaire ou au droit de la concurrence. Elles devraient pouvoir être définies selon une procédure législative ordinaire pour être plus facilement adaptées aux évolutions du monde et aux volontés des citoyens ;

  • la scission de la Commission européenne entre, d’une part, un organe pleinement politique qui conserverait l’initiative législative et, d’autre part, un gardien des traités impartial, responsable notamment de la défense des intérêts de l’Union et des valeurs fondamentales comme l’État de droit ;

  • la reconnaissance du caractère réversible de l’intégration politique dans ou avec l’Union, gage de démocratie qui doit aller de pair avec l’acceptation d’une plus grande différenciation dans la participation aux politiques communes et d’une réduction des écarts de statut entre États membres et non membres ;

  • l’instauration d’une taxe ou d’un impôt européen dont les paramètres seraient déterminés par l’Union et le produit servirait à financer les politiques communes. Les citoyens pourraient alors mieux évaluer la pertinence du budget européen et fixer eux-mêmes son montant en fonction du niveau d’ambition souhaité ;

  • la création de nouvelles politiques dédiées aux citoyens « immobiles », hors situations transfrontalières, par exemple dans le domaine du logement, pour donner aux habitants de régions défavorisées une autre perspective que l’émigration et casser l’image d’une Union seulement préoccupée par une petite « élite » déterritorialisée. Dans le passé, la Politique agricole commune remplissait cette mission, mais avec la chute massive de la population agricole en Europe, l’Union doit cibler de nouveaux publics.

Ces propositions sont loin d’épuiser la question de l’adaptation du cadre et du contenu de l’Union aux réalités du XXIe siècle, mais elles devraient l’aider à être plus flexible pour répondre aux demandes politiques changeantes des citoyens, sortir du statu quo et passer d’un projet relativement précis, mais historiquement daté, à un édifice pérenne qui saura se renouveler pour continuer à résister aux épreuves du temps.